Chansonnier des vignerons bourguignons
Présentation
Première – mais très brève – incursion en Bourgogne, l’enquête "Corpeau-Beaune" a permis de collecter, auprès d’informateurs tous masculins, dont plusieurs vignerons, quelques "classiques" de la chanson à boire mais aussi une rare chanson de noce, "Les Aiguillettes", de poursuivre la recherche sur le chant compagnonnique (compagnons tonneliers) et enfin d’aborder le genre des chansons de quête ou "roulées", thème qui sera approfondi onze ans plus tard pendant la RCP Châtillonnais.
Objectifs
A posteriori, Marcel-Dubois assure avoir voulu dégager les influences du Morvan ou de l’Auxois sur la musique vocale ou instrumentale de cette partie de la Côte d’Or, appréhendées via les origines et les alliances matrimoniales des informateurs ("Mission ATP Corpeau-Beaune", janvier 1954 », ATP, 1954-1, p. 172).
En réalité, l’enquête n’a pas porté sur les pratiques instrumentales et la centralité même de Beaune en Bourgogne limite la portée explicative des attaches morvandelles ou auxoises des informateurs, s’agissant de la circulation d’airs, de paroles ou de pratiques surtout liées à la viticulture.
Circonstances
Le dossier d'archives (FRAN/20130043/55/1) explicite les circonstances de l'enquête. C'est pourquoi toutes les références détaillées ci-après y renvoient.
En route pour un périple méridional qui doit les mener durant la seconde quinzaine de janvier 1954 dans le Var, à Barjols, puis à Toulouse chez le linguiste Jean Séguy, Claudie Marcel-Dubois et Maguy Pichonnet-Andral, qu’accompagne Pierre Soulier, le photographe-dessinateur attitré du musée, font étape au cœur des "climats de Bourgogne", à la demande expresse de Georges Henri Rivière.
Le conservateur en chef du musée ATP s’était fortement impliqué, sous l’Occupation puis juste après la guerre, dans la relance et l’aboutissement du projet de création d’un musée du vin à Beaune. A cette occasion, il s’était lié avec des viticulteurs et des négociants de vins de Bourgogne, comme Louis-Noël Latour, le principal producteur d’Aloxe-Corton, Félix Clerget qui l’avait "ravi" en interprétant plusieurs airs "avec (son) bel accent bourguignon", "notamment la chanson des vendanges" (lettre du 26 décembre 1953, FRAN_0011_05262_L.jpg, dans le dossier 15_01), ou encore François Boisseau, à qui il assure relire souvent "avec enchantement le texte des belles chansons que nous avons recueillies de vous" (FRAN_0011_05264_L.jpg). Soucieux d’exploiter à fond cette mémoire orale, il a sollicité ses anciens partenaires pour qu’ils réservent le meilleur accueil aux ethnomusicologues et qu’ils leur fassent rencontrer d’autres vignerons-chanteurs.
Enquêtrices et enquêtés répondent donc à une commande qu’ils vont cependant honorer a minima : outre que le chansonnier beaunois a déjà été bien exploré par Charles Bigarne puis par Maurice Emmanuel, Marcel-Dubois et Pichonnet-Andral, qui voyagent dans leur voiture particulière durant cet hiver particulièrement rigoureux, ont hâte de rallier le Var pour conjurer le risque d’être bloquées par la neige. L’enquête est donc très rondement menée : le terrain dure à peine deux journées durant lesquelles dix personnes sont rencontrées et enregistrée moins de vingt chansons, pour nombre d’entre elles déjà recueillies. Il s’agit en somme d’un intermède presque mondain et surtout festif, qui laisse comme principal souvenir à Marcel-Dubois la dégustation d’un Pommard 1947, dont on imagine aisément qu’il devait être exceptionnel (lettre à L.-N. Latour du 10 février 1954, FRAN_0011_05275_L.jpg).
Itinéraire et chronologie
Arrivés le 12 janvier 1954 à Chagny (Saône-et-Loire), Marcel-Dubois, Andral et Soulier font connaissance de Louis Lafouge dans sa maison familiale de Corpeau (Côte d’Or) (FRAN_0011_05288_L.jpg - voir le dossier d'archives), qu'il partage avec son fils unique Hubert, un viticulteur érudit, pilier de la Société d'histoire et d'archéologie de Beaune, comme son ami Félix Clerget.
C'est du reste ce dernier qui ramène les trois Parisiens le lendemain matin à Corpeau: s’ensuit une séance de prises de vues et de sons qui implique, outre leur chauffeur et le maître de maison, François Boisseau, Paul Moreau et Maurice Cessot, magasinier à Chagny qui est venu avec sa très jeune fille (7 ans), Mauricette. Louis Lafouge l'a sans doute convié pour son talent de chanteur, éprouvé aussi bien dans les banquets qu'à l'église, lors des fêtes carillonnées.
Clerget les conduit ensuite à Beaune, sans doute à son domicile: c’est là qu’après déjeuner sont enregistrés François Croix et Louis Sennepin. La journée se poursuit par une visite de la ville sous la conduite de Louis-Noël Latour puis par un dîner chez cet ami de Rivière (FRAN_0011_05286_L.jpg).
Le 14 janvier 1954, le trio d’ethnographes repasse une dernière fois à Corpeau chez les Lafouge, pour un complément d’information, avant de prendre la route de la Provence: faisant étape le soir en Avignon (FRAN_0011_05287_L.jpg), il arrive à Barjols dans l’après-midi du vendredi 15, alors que s’y achèvent les préparatifs de la fête patronale, la Saint-Marcel, à laquelle va être consacrée une large partie de la première enquête provençale de Marcel-Dubois et de Pichonnet-Andral.
Informateurs rencontrés
Il s'agit essentiellement de chanteurs (retrouvez les références ci-dessous commençant par "FRAN_0011" dans le carnet des enregistrements).
François Boisseau (1875-1962), originaire de Saône-et-Loire (Remigny), vigneron retraité (FRAN_0011_05320_L.jpg),
Maurice Cessot (1921-2013), chef magasinier dans une boutique de cycles de Chagny (Saône-et-Loire) (FRAN_0011_05334_L.jpg), et sa fille Mauricette (née en1946). Contrairement à ce qu'ont cru comprendre les enquêtrices et à ce qu'indiquent leurs notes de terrain, il n'est pas le gendre de Louis Lafouge mais c'est parce que ce dernier l'appréciait comme chanteur, qu'il l'a appelé à participer à la session d'enregistrement.
Félix Clerget (1908-1992), viticulteur-propriétaire à Pommard, membre de la Société d'histoire et d'archéologie de Beaune, adhérent au Rotary-Club de Beaune. Il a d’abord refusé de livrer aux micros du musée ce qu’il appelle ses "braiements" pour ne pas donner "une opinion vraiment pessimiste de la Bourgogne" (lettre à G. H. Rivière du 4 janvier 1954, FRAN_0011_05267_L.jpg) avant de se raviser,
François Croix, cafetier-restaurateur à Beaune, recommandé par Félix Clerget pour sa voix de ténor, membre du groupe folklorique de Beaune "Les Joyeux Bourguignons" (FRAN_0011_05337_L.jpg), membre fondateur du Rotary club de Beaune
Louis Lafouge (1880-1966), vigneron à Corpeau, ancien membre de l’harmonie de Puligny (Côte d’Or) (FRAN_00AA_05326_L.jpg),
Paul Moreau (1909-1999), négociant en vin de Beaune dont Clerget a vanté la "voix magnifique", en certifiant qu’il "connaît toutes les chansons de folklore bourguignon que nous avons recherchées ensemble et que nous chantions autrefois" (lettre à G. H. Rivière du 4 janvier 1954, FRAN_00AA_05267_L.jpg),
Louis Sennepin, (1901-1969), artisan couvreur-plombier-chauffagiste, très investi dans la vie associative de la commune, ainsi caractérisé par Marcel-Dubois dans le carnet d’enregistrement : "lit la musique, a fait du saxophone, baryton martin" (FRAN_0011_05337_L.jpg).
D'autres autres informateurs n'ont pas été enregistrés :
Augustin Collot (1873-1930), notaire honoraire domicilié à Dijon et directeur de la revue Pays de Bourgogne,
Louis-Noël Latour (1903-1982), viticulteur à Aloxe-Corton (Côte d’Or), éleveur et négociant en vins à Beaune.
Enregistrements effectués
Répertoriés dans le carnet d'enquête FRAN_0011_20130043_055_003, ces enregistrements donnent à entendre, interprétées par huit chanteurs âgés de 7 à 77 ans, seize chansons, dont deux bourrées chantées (MUS1954.001.008, 009, 011) et un bon nombre en dialecte morvandiau (MUS1954.005 à 009, 013 et 014), parfois précédées ou ponctuées par des commentaires explicatifs, ou encore interrompues par les questions de Marcel-Dubois, les trous de mémoire des informateurs les plus âgés et même par les pleurs d’un enfant en bas âge. L’ambiance est bon enfant, avec des bouffées de dissipation qui provoquent des rappels à l’ordre de la part de l’enquêtrice.
Les performances vocales des informateurs sont loin d’être exceptionnelles : la fermeté d’intonation comme la justesse font défaut aux plus âgés et ceux dans la force de l’âge, socialement et culturellement éloignés des milieux paysans, sont stylistiquement peu adéquats.
Plusieurs chansons sont liées au vin, du chant de vendange au refrain bachique comme Joyeux enfants de la Bourgogne (MUS1954.001.004), Allons en vendanges (MUS1954.001.010), Torche la gueule à ton voisin (MUS1954.001.028&029). Se rattacherait à ce premier groupe Pelle noire, pelle blanche (MUS1954.001.025 à 027), air entonné dans les pressoirs champenois à la fin des vendanges, si ce n’est que François Croix, qui la chante avec Louis Sennepin, la présente comme un chant de compagnons tonneliers pour l’ouverture d’un banquet ou d’un défilé (FRAN_0011_05337_L_jpg et FRAN_0011_05338_L_jpg).
Le registre bouffon ou scatologique est représenté par trois airs : La bique de bouse (MUS1954.001.001 et 013), Un nid d’bœufs (MUS1954.001.014) et La mère Godichon (MUS1954.001.015) "qu’on siffle au catéchisme en signe de révolte" (FRAN_0011_05328_L_jpg). Un quatrième titre, La bique, n’est pas chanté mais présenté par Lafouge comme l’air d’une figure du quadrille (MUS1954.001.013).
Par ailleurs, un grand classique cent fois recueilli, J’ai vu le loup le renard le lièvre (MUS1954.001.006), voisine avec le plus rare Il me prit par ma main blanche (MUS1954.001.018 & 019) et avec deux chansons dont les paroles empruntent à la toponymie du voisinage: À la fête d’Écharnant (MUS1954.001.005) et le Noël de Chorey (MUS1954.001.007).
Enfin on retiendra pour leur intérêt intrinsèque et les commentaires des informateurs:
- Le pauvre Guignolo (MUS1954.001.012), présenté comme un chant de quête ou de "roulée" (FRAN_0011_05324_L_jpg), catégorie chansonnière ultérieurement investiguée à la faveur de la RCP Châtillonnais,
- Les Aiguillettes: Marcel-Dubois le caractérise comme un "chant rituel de mariage" tombé en désuétude depuis 1905, le terme désignant les tirs de fusil au sortir de l’église, supposés conjuratoires des mauvais sorts ; aux dires des informateurs, et notamment de Lafouge et de Boisseau, tant enregistrés (MUS1954.001.002,003 et 17) que notés sur le cahier d’enregistrement (FRAN_0011_05320_L_jpg, FRAN_0011_05330_L_jpg à FRAN_0011_05332_L_jpg), il était surtout chanté par les invités investissant la chambre des mariés durant la nuit de noce pour leur faire avaler la "trempée", bouillie de pain mêlée de vin servie dans un pot de chambre. Pour démontrer que sa transmission reste assurée, Lafouge, septuagénaire, non content de la donner à deux reprises (MUS1954.001.002&016), l’a fait apprendre par son gendre alors âgé de 32 ans (MUS1954.001.022) et par sa petite fille de sept, qui en donnent des interprétations appliquées (MUS1954.001.023). Marcel-Dubois ne manque pas de souligner ce rare exemple d’une "collecte auprès de trois générations.
Après le terrain
Lucide sur la superficialité du prélèvement, Marcel-Dubois n’ira pas au-delà d’une brève, insérée dans la toute première "Chronique" de la nouvelle revue de la Société d’ethnographie française, Arts et traditions populaires ("Mission ATP Corpeau-Beaune, janvier 1954", ATP, 1954-1, p. 172).
Références bibliographiques
- Bigarne Charles, Patois et locutions du pays de Beaune. Contes et légendes, chants populaires (paroles et musique), Beaune, impr. Arthur Batault, 1891.
- Dollinger Sonia, "Georges-Henri Rivière n’a pas fondé le Musée du vin de Beaune", dans Crescentis : Revue internationale d'histoire de la vigne et du vin, 3/2020, Dossier thématique : Communiquer, exposer, montrer les mondes du vin. En ligne
- Emmanuel Maurice, Trente chansons bourguignonnes du pays de Beaune : mélodies populaires recueillies par Charles Bigarne, Antonin Bourgeois et Charles Masson puis harmonisées avec piano par Maurice Emmanuel, Paris, Durand, 1913.
- Ménétrier Laure, "Par Bacchus dieu du vin", Georges Henri Rivière et le musée du Vin de Bourgogne", dans Viatte Germain et Calafat Marie-Charlotte [dir.], Georges Henri Rivière Voir, c’est comprendre, catalogue de l’exposition présentée au Mucem du 14 novembre 2018 au 4 mars 2019, Marseille-Paris, co-édit. Mucem-RMNGP, 2018.
Archives de l'enquête
L'enquête rassemble 29 fichiers d’archives sonores rassemblés dans une seule série (MUS1954.001), 19 photographies formant la série Ph.1954.013 et 82 fichiers d’archives textuelles ventilés dans 4 dossiers relevant d’une seule cote (FRAN_0011_2013043_055).
Archives sonores
Elles forment au musée la collection portant le numéro d'inventaire MUS1954.001 qui comprend 29 fichiers dont la qualité est globalement satisfaisante, nonobstant quelques bruits parasites ou la diminution passagère du niveau sonore (voir sur Didόmena MUS1954.001 à 029).
On y entend les voix, chantées et parfois parlées, isolées ou combinées, de
- François Boisseau: MUS1954.001.002 à 004, 010 à 012, 015, 017
- Maurice Cessot: MUS1954.001.020 à 022
- Mauricette Cessot: MUS1954.001.023
- Félix Clerget: MUS1954.001.009, 012, 018, 019
- François Croix: MUS1954.001.025 à 029
- Louis Lafouge: MUS1954.001.002, 004, 012 à 016
- Paul Moreau: MUS1954.001.001, 004 à 008, 015;
- Louis Sennepin: MUS1954.001.025 à 029.
Photographies
Ce sont 19 photographies de Pierre Soulier prises le 13 et peut-être, pour les deux dernières, le 14 janvier 1954 à Corpeau, dans et devant la maison familiale des Lafouge à Corpeau.
On peut toutes les visionner en se rendant sur Didόmena et en saississant le n° Ph.1954.013.001, puis Ph.1954.013.001, etc. jusqu'à 019 (voir l'exemple de recherche ici).
Archives textuelles
Le premier dossier (FRAN_0011_20130043_055_001) regroupe les lettres échangées du 26 décembre 1953 au 11 février 1954 par Georges Henri Rivière et Claudie Marcel-Dubois avec leurs correspondants bourguignons, futurs informateurs pour la plupart: François Boisseau, Paul Chanson, Félix Clerget, Louis Lafouge et Louis-Noël Latour. Il comporte également le brouillon d’un compte rendu, plus narratif que scientifique, rédigé par Marcel-Dubois à l’attention de Rivière (FRAN_0011_052279_L.jpg à FRAN_0011_05283_L.jpg).
Un deuxième dossier (FRAN_0011_20130043_055_002) réunit les notes de terrain, couchées sur de tout petits formats (feuilles d’éphéméride FRAN_00AA_05286_L.jpg à FRAN_00AA_05289_L.jpg, et carnet "Corpeau-Beaune ", FRAN_00AA_05290_L.jpg à FRAN_00AA_05307_L.jpg), qui sont riches d’indications sur les emplois du temps et les personnes rencontrées. Y figurent également des relevés concernant les photos prises par Pierre Soulier (FRAN_00AA_052308_L.jpg à FRAN_00AA_052310_L.jpg) et un "bilan provisoire de la mission CMD-MA-PS du 12 au 25 janvier 1954" (FRAN_00AA_052313_L.jpg et FRAN_00AA_052314_L.jpg).
Le troisième dossier (FRAN_0011_20130043_055_003) se confond avec le carnet d’enregistrement sur papier carboné, renseigné le 13 janvier. Y sont notées à la volée les indications fournies par les informateurs tant sur leurs parcours biographiques que sur les circonstances d’apprentissage ou d’exécution des chansons enregistrées. L’intérêt de ce document mérite d’être signalé.
Enfin, le quatrième dossier (FRAN_0011_20130043_055_004) comprend deux partitions manuscrites de valses « pour piston en sol », probablement confiées aux enquêtrices par Louis Lafouge. On y relève des mentions de date (24 février 1853), de lieux (Puligny, Corpeau) et de personnes (Charles Dariot, Auguste Lafouge), mais pas d’indication permettant d’affirmer qu’elles sont l’œuvre des deux susnommés.
Remerciements à Simone Mourrat-Lafouge