Deux grandes figures du "bertsu", le chant improvisé du Pays Basque
Le chant improvisé ou "bertsu" est, de longue date, pratiqué au Pays Basque. Marcel-Dubois
et Pichonnet-Andral, les deux ethnomusicologues du MNATP-CEF, ont eu l'occasion de rencontrer,
pour certains à plusieurs reprises, de remarquables "bertsulari", en particulier, Teodoro Hernandorena
et Mattin Treku dont cet article retrace les parcours.
Le chant improvisé ou bertsu, est, de longue date, pratiqué au Pays Basque. Marcel-Dubois et Pichonnet-Andral, les deux ethnomusicologues du MNATP-CEF, ont eu l'occasion de rencontrer, pour certains
à plusieurs reprises, de remarquables "bertsulari", et, en particulier, Teodoro Hernandorena et Mattin Treku.
Teodoro Hernandorena (1898-1994)
Hernandorena est né, une bonne génération plus tard, dans le même village que le célèbre bertsulari Pedro Otaño (1857-1910), Zizurkil (Guipskoa). Il a tout de même dû se réapproprier ou du moins perfectionner sa pratique de la langue basque, l’euskara, un peu délaissée dans le milieu bourgeois où il a grandi. Poursuivant des études de médecine, il s’engage très tôt en politique et devient proche de José Antonio Aguirre (Agirre, 1904-1960), le futur lehendakari (président) du gouvernement basque durant la guerre civile. Il est également impliqué culturellement, s’intéressant notamment à la pelote. On lui doit d’ailleurs un jumelage qui persiste encore (2022) entre l'équipe de Rebot de Billabona (Guipuskoa) et celle d’Hasparren (Labourd).
Hernandorena réalise en 1933 Euzkadi, premier film documentaire sur la politique basque, malheureusement et irrémédiablement perdu, brûlé à Saint-Sébasien par les troupes franquistes en 1936.
En 1953, lors de la Journée internationale de la langue basque ("Euskararen eguna") qui se tenait à à Paris, Teodoro Hernandorena suggère que soit réalisé un "film basque, destiné à tous nos compatriotes dispersés à travers le monde". André Madré, un militaire de carrière originaire de Hasparren qui assistait à cet événement, s’empare de l’idée et réalise Gure sor lekua, premier film en basque. Pour l’anecdote, le film qu’on croyait également perdu a été retrouvé par Josu Martinez, mais le son de la bande n’a pu être récupéré. Le premier film en basque est donc devenu… muet.
Pour Hernandorena, le centre d’intérêt le plus fort reste le bertsularisme. Il est déjà présent pour l’organisation du grand concours de 1935, aux côtés de l'écrivain, journaliste et prêtre Jose Ariztimuño Olaso Aitzol (Tolosa, 1896 - Hernani, 1936). Ce concours a constitué un tournant dans l'histoire du bertsularisme, en consacrant la victoire du jeune citadin Inazio Eizmendi Manterola Basarri (1913-1999), proche des instances politiques "abertzale" (patriotes) du moment, sur le truculent José Manuel Lujambio Retegui, plus connu sous le nom de Txirrita (1860-1936), issu du monde rural.
Dès 1937, Hernandorena doit fuir l'Espagne devant l'avancée des troupes franquises et il s’installe au Pays Basque Nord, l'Iparralde. Se rendant vite compte du peu d’intérêt qu'on y porte au bertsularisme, il fait tout pour inverser la tendance, parcourant les trois provinces basques des Pyrénées-Atlantiques à la recherche du moindre versificateur et s'employant surtout à organiser des concours pour relancer la pratique et hausser le niveau des participants. De 1946 à 1954, presque chaque année, les compétitions se succèdent à St-Jean de Luz, Hasparren, Espelette, St-Jean Pied de Port, Sare, Urrugne ou St-Etienne de Baïgorry. Elles font émerger quelques champions, parmi lesquels Fernando Aire Etxart dit Xalbador (1920-1976) ou Mattin Treku Inharga (1916-1981). Elles captent aussi l'attention des ethnomusicologues du MNATP : dès 1947, lors de leur première enquête au Pays Basque, Marcel-Dubois et Pichonnet-Andral enregistrent les épreuves du concours organisé le 8 septembre 1947 à Saint Jean-Pied-de-Port par Hernandorena. Onze ans plus tard, il se rappelle à leur bon souvenir pour qu'elles reviennent avec leurs micros assister à la finale du concours qui se déroule à la Maison des Basques de Paris et où s'affrontent Uztapide, Basarri, Mattin et Xalbador. Pour assurer à cette journée du 18 mai 1958 un grand retentissement (en dépit d'une actualité politique française très chargée), il monte une grosse campagne de communication en direction des Basques en exil mais aussi des grandes écoles et autres instances susceptibles d’être intéressées par le particularisme basque. Pour la première fois, des bertsulari apparaissent sur des écrans de télévision.
Teodoro Hernandorena passe les dernières années de sa vie dans le Pays Basque Sud, à Fontarabie, et il décède à Saint-Jean de Luz en 1994. De son vivant, de multiples hommages lui avaient été rendus; après sa disparition, est institué un concours annuel récompensant les jeunes bertsulari, le "Hernandorena saria".
Mattin Treku dit "Mattin" (1916-1981)
Mattin est né à Ahetze (Pyrénées-Atlantiques) le 11 novembre 1916, le jour de la saint Martin d'hiver, d’où son prénom. Après six années difficiles à l’école, l’apprentissage du français le motivant faiblement, il aide son père à la ferme et chante avec lui dans les bistrots, s'initiant ainsi très tôt au chant improvisé, le bertsu, que pratiquait aussi un cousin de sa mère, le fameux bertsulari Mattin Gariador. Adolescent, lors d’un repas à Arcangues, il est entendu par le curé du village, l’abbé et poète Moulier "Oxobi", qui lui apprend les premières bases du bertsularisme, la rime, les syllabes, le choix des mélodies.
A 17 ans, Mattin se rend aux fêtes de Sare, déjà très réputées à l’époque, où se produit le bertsulari Panpale Larralde, de Louhossoa. Poussé par ses amis, il ose se confronter à lui dans sa première joute publique. Dès lors, il est invité aux fêtes de Sare chaque année jusqu’en 1939. Mais c’est après-guerre que sa "carrière" décolle vraiment, sous l’impulsion de Teodoro Hernandorena, qui recrute des bertsulari pour faire l'affiche des concours qu'il veut organiser au Pays Basque Nord. Mattin est l’un des 16 bertsulari qui participent aux premiers rassemblements, à Saint-Jean de Luz le 22 septembre 1946 puis à la finale d'Hasparren le 17 novembre suivant, remportée par Etxahun Iruri. Ses autres partenaires et compétiteurs se nomment Xalbador, Zubikoa Banka-Banca, Iriarte et Xetre, Goikoetxea Orkazarre , Aintziart, Errexil, Larramendi, Gariador, Etxexuri, Meltxor, Larramendi et Felix Iriarte.
Mattin se présente de nouveau aux concours de l'année suivante, à Espelette puis à Saint-Jean Pied de Port (que les ATP enregistrent) et, cette fois, c'est lui qui remporte le titre. Il participe encore aux éditions suivantes, à Sare (1948, 1949, 1952), Louhossoa (1949), Urrugne (1949), St-Jean Pied de Port (1950), St Jean-de-Luz (1950) et St-Etienne de Baïgorry (1951). Le duo qu'il forme avec Xalbador devient dès lors très populaire et il se fait entendre dans de nombreuses joutes par tout le Pays Basque. Mattin participe également au concours national de bertsu organisé au Pays Basque Sud durant les années 1960, plus pour transmettre le goût du "bertsularisme" que par goût de la compétition.
Il se produit aussi hors du Pays Basque, notamment à Paris où on peut l'entendre en 1958, en 1960 et encore en 1969. Il traverse enfin l’Atlantique avec son compère Xalbador et leurs familles respectives pour se produire pendant un mois devant les Basques d’Amérique.
Parallèlement, Mattin s’adonne à l’écriture et publie plusieurs livres de bertsu ainsi que des articles dans des journaux tels que Gure Herria. Après le décès de Xalbador en 1976, il limite ses apparitions publiques à des hommages rendus à son ancien partenaire et il décède le 22 juillet 1981.
Sources: livrets illustrés, en basque, sur Hernandorena et sur Treku.