Charivaris, "antimusiques" d'un rituel insaisissable

Le charivari peut être défini comme une manifestation, toujours bruyante, souvent nocturne et parfois violente, de jeunes hommes qui s’en prennent à un couple du village ou du quartier, dont la conduite d’au moins l’un des conjoints est jugée répréhensible.

Un Charivari bressan à St-Etienne du Bois (Ain) en 1961 (Mucem, Ph.1961.038.003)
Un Charivari bressan à St-Etienne du Bois (Ain) en 1961 (Mucem, Ph.1961.038.003)

Le charivari peut être défini comme une manifestation, toujours bruyante, souvent nocturne et parfois violente, de jeunes hommes qui s’en prennent à un couple du village ou du quartier, dont la conduite d’au moins l’un des conjoints est jugée répréhensible. 

Les motifs les plus fréquents de stigmatisation sont l’adultère, l’insoumission de la femme au mari et surtout le mariage mal assorti en raison de la différence d’âge, en particulier dans le cas du remariage d’un veuf ou d’une veuve. Le défilé autour du domicile du couple qui en est la cible est susceptible de se reformer chaque nuit jusqu’à ce qu’il se rachète de la faute qu’il est supposé avoir commise en offrant à boire aux manifestants, et/ou en acceptant d’être promené sur un âne, en tête à queue, sous les invectives des charivariseurs.

Si le terme de charivari, avec cette signification, l’un et l’autre nullement exclusifs, se fixe au 17e siècle, l’usage est attesté dès le Moyen-Âge qui le consacre littérairement dans le Roman de Fauvel, écrit vers 1370. Le mot, avec d’autres acceptions, demeure familier mais la pratique qu’il désignait est aujourd’hui tombée en désuétude. Il n’en allait pas encore ainsi, quoiqu’elle fût devenue rare, lorsqu’en août 1937, au Congrès international de folklore dont Rivière lui avait confié le secrétariat, Claudie Marcel-Dubois entendit Paul Fortier-Beaulieu, industriel de Roanne (Loire) et folkloriste du Forez, présenter une communication sur "Le veuvage et le remariage".

C’est sans doute à elle, alors qu’elle était en charge de l’Office de documentation folklorique attaché au MNATP, que Fortier-Beaulieu a remis les réponses au questionnaire conçu par le directeur de la Revue de folklore français, qu’il avait collectés entre 1934 et 1937 (3400 fiches aujourd’hui consultables au Centre de conservation et de ressources du Mucem, sous la cote ms44.390, B.19, 1 à 620).

Marcel-Dubois s’est en tout cas souvenue de cette sensibilisation précoce, et peut-être renouvelée, lorsqu’elle a commencé à enquêter sur les instruments d’écorce, les crécelles et les ustensiles détournés de leur usage courant comme les bêches ou les casseroles, et dont elle observait la mobilisation, à raison de leur puissance d’émission, si effrayante ou repoussante qu’est leur sonorité, pour produire ce qu’elle a appelé les "vacarmes cérémoniels".  Elle en a systématisé l’observation durant deux décennies d’enquêtes (1953-1972), de même qu’elle a régulièrement sollicité le témoignage de ses informateurs sur les charivaris auxquels ils avaient participé ou dont ils avaient entendu parler, elle-même n’ayant jamais pu y assister puisqu'ils lui ont unanimement assuré qu’il ne s’en faisait plus.

Il en est tout cas bien question dans les enregistrements successivement effectués

  • en juin 1953, à Morlaix, auprès de Catherine et Francis Marrec (MUS1953.007.080) ;
  • en avril 1956, dans les Pyrénées occitanes, d’abord à Labassère (Hautes-Pyrénées) auprès d’Émile Barthe (MUS1956.003.110 Ph.1956.070.180) puis à Ardiège (Haute-Garonne), avec Auguste Vignaux (MUS1956.003.145) ; transcription des entretiens dans le jeu de données 10.2_36 (FRAN_0011_20130043_066_013), scans FRAN_0011_07106_L.jpg, 07122_L.jpg à 07127_L.jpg, 07134_L.jpg à 07137_L.jpg et 07185_L.jpg à 07186_L.jpg, soit les feuillets 30, 46 à 50, 58 à 61, 108 et 109 du dactylogramme original ;
  • en avril 1963, au cœur du Ségala aveyronnais, à Rullac Saint-Cirq, auprès de Paul Vergnes (MUS1963.023.106), et à Salles-Curan, auprès de Louis Guiral (MUS1963.023.120 et 121, ph.1963.167.038), puis dans les Pyrénées-Orientales (collection MUS1963.24, en instance de dépôt dans Didómena) ;
  • l’automne suivant, en vallée d’Ossau, avec l’un des siffleurs d’Aas (MUS1963.036.061 à 063) ;
  • en Aubrac, au fil des "campagnes" de 1964 et 1965, avec les témoignages d’Auguste Cayla (MUS1964.036.433, Ph.1965.055.048), d’Honoré Mallet (MUS1964.036.487, Ph.1964.100.695), Jean-Joseph Lacan (MUS1964.036.566) et Noémie Aygalenc qu'on entend ici (Ph.1964.100.010) ; transcription des entretiens dans le jeu de données 25_080 (FRAN_0011_20130043_125_001 et 002), scans FRAN_0011_21302_L.jpg, 21305-206_L.jpg, 21325_L.jpg, 21328-329_L.jpg, 21347_L.jpg, 21363-364_L.jpg, 21440 à 442_L.jpg, 21445 et 446_L.jpg, 21495_L.jpg et 21520 à 523_L.jpg, soit les feuillets 159, 162-163, 182, 185-186, 204 et 220_221 du 1er dactylogramme original – correspondant à la collection 64.32 –, puis 57 à 59, 62-63, 111 et 137 à 140 du 2d dactylogramme – correspondant à la collection 65.19 ;
  • dans les Landes en 1965, avec Albert Capin (MUS1965.039.244, Ph.1966.099.291), puis en 1966 avec Daniel Blanque et Hubert Brutails (MUS1966.040.154 et 155), seuls à évoquer la coutume, infamante pour ceux qui osaient s’aimer hors mariage, du "chemin de son", Bernard Lestage dit "Augustin" (MUS1966.040.289, Ph.1966.145.154), et surtout avec Maria et Louis Pinsolle qui ont livré le témoignage le plus long et le plus haut en couleurs (il commence ici et se poursuit en MUS1966.040.048, 054, 056, 058) ; transcription des entretiens dans le jeu de données 26.1_16 (FRAN_0011_20130043_092_016), scans FRAN_0011_15339_L.jpg et 15340_L.jpg, soit les feuillets 61-62 du dactylogramme original, puis dans le jeu de données 26.2_11 (FRAN_0011_20130043_094_011), les scans FRAN_0011_15868_L.jpg à 874_L.jpg, 15893_L.jpg à 15896_L.jpg et 15925_L.jpg à 15927_L.jpg, soit les feuillets 14 à 20, 39 à 42 et 71 à 73 du dactylogramme original ;
  • en Châtillonnais, où les deux témoignages recueillis en 1967 déduisent le charivari à la sanction d’un enterrement de vie de garçon trop égoïstement célébré (MUS1967.017.071 et 139) ;
  • enfin cinq ans plus tard à Porrentruy, en Suisse romande (MUS1972.053.184).

Les enquêtrices ont également enregistré, en Aveyron auprès d’Henri Gaubert (1963) puis dans les Landes auprès du couple Pinsolle (1966), deux chansons de charivari (MUS1963.023.107 et MUS1966.040.050), ainsi qu’une troisième, également landaise, sur la course de l’âne (MUS1966.040.055 et 057).

Caractéristique commune aux témoignages, les faits rapportés appartiennent au passé, sauf dans les Landes où sont mentionnés des charivaris remontant au début des années 1960. Par conséquent, très rares sont ceux dont les informateurs se disent les témoins oculaires, a fortiori les protagonistes. Autre indice de la propension à minimiser, il est presque toujours soutenu que l’épreuve pour les charivarisés prenait fin dès qu’ils avaient offert la tournée générale, a contrario qu'elle ne se prolongeait que par suite de leur avarice. Enfin, on pourrait croire que les témoins, où qu’ils résidaient, se sont aussi donné le mot pour énumérer les sources du vacarme, même s’il est vrai qu’ils répondent à un questionnement assez fermé, les invitant en substance à confirmer des ouï-dire ou des observations faites ailleurs ou à proximité par les enquêtrices. Quoiqu’il en soit, la liste varie peu. Elle juxtapose invariablement des objets détournés de leur usage, outils agricoles (bêche, pelle, pilon, soc de charrue, lame de faux), ustensiles de cuisine (marmite, chaudron, poêle, casserole, couvercle) ou de ménage (seau, tisonniers, crochets), avec des instruments de musique percussifs (tambour, cloche) ou des engins sonores produisant les bruits les plus inconvenants, stridents, tonitruants ou effrayants qui soient, au premier rang desquels figurent les trompes et les cornes (voir l'illustration donnée plus bas).

On relève que, si les charivaris sont réputés passés de mode, la méthode pour fabriquer certains de ces instruments bruitistes ne s’est pas perdue, comme en témoigne le reportage photographique et sonore où Auguste Vignaux, paysan d’Ardiège (Haute-Garonne), détaille en 1956 les étapes de la confection d’un hautbois d’écorce dont le nom vernaculaire est bramevac (MUS1956.003.146 et 147, Ph.1956.070.195 à 242) avant d’en faire l’essai (MUS1956.003.144).

Auguste Vignaux essaie le bramevac
Auguste Vignaux essaie le bramevac

Il semble en aller de même pour l’Aveyronnais Joseph Vigouroux qui, une petite décennie plus tard, explique comment, après avoir tendu deux peaux aux extrémités d’un vieux pot, il les perce avec une tige coulissante pour en faire un tambour à friction, dont le nom en occitan, brau, signifie taureau parce le son qu’il produit ressemble à s’y méprendre au mugissement de l’animal (voir l’article "tambour à friction et tambour tournoyant")

Marcel-Dubois et Pichonnet-Andral ont d’ailleurs acquis pour le MNATP des spécimens de ces deux instruments ainsi qu’une corne, emblème à la fois visuel et sonore de l’infortune maritale raillée dans les défilés charivariques (Obj.1963.145.003). Il a été assuré aux enquêtrices qu'elle avait servi lors du dernier charivari qui a résonné en 1944 dans les rues de Béost (Pyrénées Atlantiques). 

Corne de boeuf utilisée lors d'un charivari béarnais et acquise pour le MNATP par Marcel-Dubois et Pichonnet-Andral (Ph.1963.145.003)
Corne de boeuf utilisée lors d'un charivari béarnais et acquise pour le MNATP par Marcel-Dubois et Pichonnet-Andral (Ph.1963.145.003)


Marcel-Dubois a insisté sur la dimension sonore, qualifiée par elle de "paramusicale", du charivari dans deux articles (1975, 1981) qui mettent l’un et l’autre en forme des communications à des colloques de 1972 et 1977, mais aussi dans un passage de l’étude "Musique et phénomènes paramusicaux", co-signée avec Pichonnet-Andral dans le 5e tome de la publication collective sur l’Aubrac (1976). La chercheuse reprend dans ces écrits l’analyse des données recueillies et elle tente une théorisation. Le bruit est selon elle une composante consubstantielle du charivari : "l’indispensable, écrit-elle, est que le rite soit sonore et que les sons puissent horrifier" (1981 : 50). Mais ces sons peuvent aussi être caractérisés comme "l’envers de la musique" et ressortissent alors de la "contremusique" (1981 : 51) et il faut entendre les "sonorités de l’au-delà" produites par les instruments du charivari comme "l’expression audible et systématique, à la fois de réprobation du mort et, à la fois, de la protestation du groupe des jeunes" (1981 : 52). C’est pourquoi il n’est pas indifférent qu’elles soient "toujours exécutée(s) collectivement" (1981 : 53). Enfin, loin d’être improvisées, elles ont "un caractère de système" (1981 : 52).

Si la fonction structurante du vacarme sonore dans le phénomène charivarique est difficilement contestable, cela n’en fait cependant pas sa marque de fabrique exclusive. L’ethnomusicologue en convient d’ailleurs de fait quand elle capte la rumeur des bandes charivariques dans certaines pratiques carnavalesques alors vigoureuses, comme le tape-chaudron du Lundi gras 1967 à Châtillon-sur-Seine dont cet enregistrement restitue l'ambiance sonore, ou les sorties des bandes de "fécos" et de la fanfare municipale qui animent le Carnaval de Limoux, dans son édition de 1968, quelques semaines avant les "événements" de mai (voir le dossier de l'enquête Carnaval de Limoux).

La bande du tape-chaudron de Châtillon-sur-Seine, Lundi Gras 1967
La bande du tape-chaudron de Châtillon-sur-Seine, Lundi Gras 1967 (cliché Jean Raisky, Mucem Ph.1967.028.021)


De même, si les arguments ne manquent pas pour soutenir, comme elle le fait, que le phénomène paramusical vire ici à la "contre-musique", ils semblent de faible portée explicative quand il faudrait faire comprendre comment et pourquoi, malgré la disparition ou du moins l’effacement du rituel charivarique, pour cause de révolution des mœurs, se perpétuent dans l’espace public les pratiques cacophoniques. Apparemment, une fraction significative du corps social, qui ne se confond pas avec une classe d’âge, même si la jeunesse domine et donne le ton, y trouve un ciment ou a du moins la joie de vivre un épisode fusionnel dont elle escompte la réitération. 

Rédacteur : François Gasnault