Mission Brière II
Présentation
L'action thématique programmée (ATP) intitulée "observation continue du changement social et culturel", qui commence en 1976 sous le copilotage de deux sociologues, Henri Mendras et Jacques Lautman, mobilise plusieurs chercheurs du Centre d'Ethnologie Française, le laboratoire du MNATP associé au CNRS, dont Claudie Marcel-Dubois et Maguy Pichonnet-Andral. Ces dernières proposent de mener la revisite d'un terrain qu'elle ont investigué 28 ans auparavant: la Brière (voir Brière I).
Cette zone de marais située en Loire-Atlantique, entre les estuaires de la Loire et de la Vilaine, leur semble un lieu idéal pour appréhender les changements intervenus une génération plus tard, alors il n'y a plus guère de vannier en activité.
Présentes sur le terrain en octobre 1977 et en 1978, Marcel-Dubois et Pichonnet-Andral observent par exemple que de nombreuses chorales ont pris le relais des chanteurs de tradition et que la création d'un bagad (ensemble instrumental réunissant cornemuses, hautbois bretons et percussions) manifeste la volonté d'un territoire historiquement breton d'être partie prenante d'un mouvement culturel puissant, ce qui n'était pas le cas avant les années 1950.
Des enregistrements inhabituels
Les deux ethnomusicologues ne procèdent à des enregistrements qu'en 1977, le 18 avril et les 4 et 5 octobre. Elles utilisent, pour la première fois, un Nagra miniature SN, mis sur le marché par la firme Kudelski au début des années 1970, et dont l'encombrement est équivalent à celui d'un livre de poche. Les boîtes de bandes, spécialement conçues pour cet appareil, comportent deux unités.
Il semble que cette miniaturisation a dérouté Maguy Pichonnet-Andral, qui procédait généralement aux captations sonores. Encore peu familiarisée avec l'appareil, elle aurait préféré laisser la bande se dérouler, sauf dans quelques cas où on l'entend interrompre l'enregistrement pour passer à un autre informateur, ou bien quand les silences durent trop longtemps.
Quoiqu'il en soit, sur le registre d'inventaire des collections sonores du musée, Maguy Pichonnet-Andral n'a pas inscrit des séquences (chant, air instrumental, conversation, etc.) dans l'ordre de leur enregistrement, mais, de façon tout à fait inhabituelle, des supports, soit en l'occurrence les bandes magnétiques enregistrées, ce qui donne les numéros d'inventaire 77.24.1 et 77.24.2, correspondant aux deux bandes d'une boîte.
Plus inhabituel encore est le fait que dans le registre d'inventaire des fonds sonores, des séquences n'ont pas été inscrites. Le registre donne les éléments suivants:
77.24.1 - bande magnétique pour NAGRA SN ; Collecteur : Marcel-Dubois, Claudie Pichonnet-Andral, Marie-Marguerite ; Date de collecte : 04/10/1977 ; Mission Brière, CMD - MPA (CNRS)
1) Kerbourg, Jean Michel
2) Bouzaire, Francis Génégaud
77.24.2 - bande magnétique pour NAGRA SN ; Collecteur : Marcel-Dubois, Claudie Pichonnet-Andral, Marie-Marguerite ; Date de collecte : 05/10/1977 ; Mission Brière, CMD - MPA (CNRS)
1) Mayun, Ferdinand Lelièvre
2) Kerlo, Fernande Joubier
On va le voir, cela ne correspond pas tout à fait à ce qui a été enregistré: il n'est pas fait mention de la rencontre du 18 avril, date inscrite sur la boîte (photographie ci-dessus)... il n'a pas été fait mention d'Eugène Le Gall dont le nom figure sur le revers de la boîte de bandes...
Jean Michel et Francis Guénéguaud
L'enregistrement inventorié MUS1977.024.001 dure 52'49. Il commence bien avec Jean Michel que les enquêtrices interrogent sur la vie musicale et le paysage sonore d’antan, afin de mettre en évidence ces changements au coeur de la problématique de l’enquête. La discussion aborde à un moment le charivari. Une indication surprend les chercheuses : le fait de danser à reculons devant la maison du veuf remarié en guise de protestation, ce dont elles n’avaient jamais entendu parler auparavant.
C'est Jean Michel qui recommande à Claudie Marcel-Dubois et à Maguy Pichonnet-Andral de rendre visite à Francis Guénéguaud, qu'il considère comme un bon chanteur.
L'enregistrement se poursuit avec Francis Guénéguaud qui apporte aux enquêtrice de nouveaux éléments sur les pratiques musicales et sonores du passé. Il est notamment question des réunions dansantes organisées pour la réfection des sols en terre battue des habitations, appelées "l’aire neuve" dans le Finistère et « rue neuve » en Brière). Malheureusement, ne chantant plus que très occasionnellement, pour des mariages dans la famille, F. Guénégaud ne se rappelle pas du répertoire qui a été le sien, alors qu’il a dû être très riche, à proportion des multiples occasions de chanter qui lui étaient données naguère. Il a transmis certaines chansons à son petit-fils qui vit à Guérande et fait partie du Cercle celtique. Les chercheuses, qui l'enregistrent dans la rue, finissent par lui demander de leur trouver un endroit plus calme, permettant d'enregistrer dans de meilleures conditions la seule chanson qu’il interprète au cours de cet interview: il s’agit de « Oh ! Dites-moi donc beau messager » (à 41’58), un chant à danser dont il montre les pas afin de les différencier de ceux d’une autre danse dont il fait aussi la démonstration.
Ces deux entretiens sont d’un grand intérêt ethnographique.
Ferdinand Lelièvre et Fernande Joubier
L'item (MUS1977.024.002 dure 36’29. Il fait entendre les deux personnes mentionnées sur le registre d'inventaire: Ferdinand Lelièvre, de Mayun (commune de La Chapelle-des-Marais) et Fernande Joubier, de Kerlo (hameau de la commune de Saint-Lyphard).
Ferdinand Lelièvre est le fils de Pierre Lelièvre (photographie ci-dessous), conteur et chanteur que les deux chercheuses avaient enregistré en 1949 (enquête Brière I), interprétant notamment « La fille du lion d’or » (voir ci-après). Le fils raconte qu’il est devenu vannier comme son père, mais une fois à la retraite car il ne voulait pas en faire son métier.
L’entretien tourne pourtant essentiellement autour de la vannerie. Ferdinand évoque le travail de son père et il montre ses propres productions, qu'il dit vendre facilement, paniers, plateaux à fromage ou encore bracelets en bois de bourdaine, qu’il offre d’ailleurs à Maguy Pichonnet-Andral et à Claudie Marcel-Dubois, les façonnant à la taille de leurs poignets.
L’entretien se termine par l'évocation des chants dont il n’a pas retenu les paroles, pas plus que les contes que son père lui racontait.
Avec les deux chercheuses, Lelièvre évoque et déplore, non sans nostalgie, le passé disparu.
Fernande Joubier, née en 1907, est la seconde informatrice mentionnée sur l'inventaire. On l'entend à partir de 17’34’’. Il s'agit manifestement d'une chanteuse reconnue par sa communauté, qui jadis, comme Francis Guénéguaud, conduisait régulièrement la danse. C’est aussi l’informatrice qui a donné le plus grand nombre de chants, souvent incomplets malheureusement. On en trouvera ci-après le détail :
1) Les enquêtrices lui demandent quels chants elle chantait pour accompagner les danseurs dans le quadrille, les ronds, la mazurka ou encore la polka, mais Fernande Joubier ne se rappelle plus que des bribes de ces chants à danser, bribes qui émaillent l'entretien.
2) A 21’50 (jusqu’à 25’16), Fernande Joubier chante, en entier cette fois, « Jeune fillette de quinze ans » qu'elle a eu l’occasion d'interpréter peu avant, au "repas des vieux". L’informatrice raconte qu’elle avait 5 ans quand elle a appris cette chanson et qu'on l’avait fait monter sur la table .
3) A 26’48, l’entretien en vient à évoquer les chants de noces. Fernande Joubier chante quelques paroles (à 27’45 ) de ce qu’il fallait chanter quand on allait chercher la mariée chez son père pour la conduire à l’église. Elle confirme que chaque moment du rite nuptial était accompagné de chants au texte approprié à l’action. Elle évoque aussi le ragoût qui était mangé le matin avant le cortège, les cadeaux ouverts après le déjeuner, parmi lesquels un balai avec une poupée accrochée au bout du manche que l’informatrice, alors enfant, avait obtenue à force de la réclamer et de pleurer pour qu’on la lui donne.
4) A 31’18, enregistrement de la chanson « Virginie les larmes aux yeux, je viens te faire mes adieux ».
5) A 34’18, l’informatrice se rappelle d’un chant de son grand-père maternel dont l’incipit est « C’était une jeune fille voulant s’y marier ». On apprend aussi que sa tante maternelle, qui était couturière, chantait très bien et régulièrement, alors qu’elle cousait. Fernande Joubier termine avec les paroles du chant qui lui a valu d’avoir un prix, le premier qu’elle a reçu, enfant. On comprend qu’elle a été une chanteuse reconnue par sa communauté et qu’elle a dû chanter souvent par le passé, dans le contexte social d’alors, quand seule la noce bénéficiait du concours d’un instrumentiste: les autres occasions de danser, assez nombreuses, étaient donc prises en charge par un "meneur", ce qu’elle aura donc été, comme Francis Guénégaud, lançant le chant dit "à répondre" parce que certaines paroles étaient reprises par l’ensemble des danseurs, comme il était d'usage en Haute-Bretagne comme ailleurs dans la France rurale.
Fernande Joubier avait été enregistrée le 18 avril 1977. Sur cet enregistrement, auquel il a été attribué a posteriori le n°MUS1977.024.003 et qui dure 20’31, on entend plus de chants que dans l'entretien précédent. Le détail est le suivant:
1) Fernande Joubier commence par « Dans la cour du palais, lundi mardi jour de mai" puis il est question des occasions de chanter ; on apprend que l'informatrice avait un cahier de chansons qui l'aidait se rappeler des textes, mais qu’elle n’a peut-être plus (?) car elle dit chanter ce jour les chants qu’elle sait par cœur.
2) À 3’20 (jusqu’à 6’45), elle chante « Ah ! si j’étais p’tite alouette grise ». On entend Maguy Pichonnet-Andral et Claudie Marcel-Dubois lancer des titres ou incipit de chants qu’elles connaissent par ailleurs et qui sont communs dans cette zone bretonne de langue romane comme ailleurs, afin de raviver la mémoire de l’informatrice.
3) Celle-ci se rappelle alors du chant à danser la ronde « Quand j’étais chez mon père garçon à marier » (de 7’23 à 10’36), qu’elle interrompt souvent, à chaque fois que sa mémoire la trahit. Elle ne finit d’ailleurs pas le chant.
4) A 10’40 elle entame « J’ai encore dix pommes dans ma pochette, la belle en veux-tu ? », chant à danser la ronde, de type "à décompter": le meneur part de dix pour arriver jusqu’à une pomme, et la ronde s’arrête quand il n’y a plus rien à compter mais il en entame souvent une nouvelle, repartant de 10 sur d’autres paroles, afin que la ronde se poursuive. C'est du reste ce que fait Fernande Joubier à la fin de l’enregistrement : la chanson des « Dix pommes » lui rappelle une petite ritournelle qui dit « Il y a bien 10 ans que la vigne est mûre, il est temps de vendanger, prête-moi ton panier, nous irons toutes vendanger ».
5) Elle enchaîne (14’22) sur « En revenant de noces, j’étais bien fatiguée » mais, comme elle le confesse, « ça me vient mais je m’en rappelle pu ». Maguy Pichonnet-Andral lui suggère alors les paroles d'« à la claire fontaine » car les vers que Fernande Joubier entonne rappellent effectivement cette chanson bien connue. Elle est toutefois contredite par l’informatrice qui l'assure que ce n’est pas la même.
6) Après une coupure de l’enregistrement, visiblement le temps que la chanteuse se remémore un texte, elle entame (15’24) « M’y revenant de la patrie, passant par le fort à Toulon » qu’elle interprète presqu’en entier (jusqu’à 18’32).
7) Elle enchaîne avec « Y a bien dix ans, j’étais rouleur » (19’03). C’est encore un chant à décompter, comme entendu plus haut.
8) Pour finir, elle évoque un chant qu’elle dit avoir appris dans son enfance, « j’ai fait cadeau à ma maîtresse », qu’elle a oublié, sauf le début comme souvent les chants de nature polissonne ou scatologique qui amusent particulièrement les enfants, le "cadeau" étant ici un morpion que l’amant a laissé à sa maîtresse.
Eugène Le Gall
Le quatrième enregistrement (MUS1977.024.004), le second à avoir été redécouvert après quarante-cinq ans d’oubli, fait d’abord entendre durant 26'12, Eugène Le Gall, un excellent chanteur, fils d’un informateur rencontré en 1949, mais non enregistré, dont Maguy Pichonnet-Andral se rappelle qu'il élevait des chevaux. Il commence avec la chanson « Dans la cour du palais, lundi mardi jour de mai, il y a une servante » mais il n’arrive pas jusqu’au bout, sa mémoire le trahissant. On peut entendre ci-après la version de Claude Roussel, enregistrée elle aussi en Brière mais en juillet 49 MUS1949.007.030.001.
Eugène Le Gall enchaîne avec une chanson qui semble appartenir au répertoire de variété, intitulée « C’est à 15 ans que je t’ai trouvée belle » et que son père chantait dans les noces. Il souhaite poursuivre avec « La fille du lion d’or », chanson qui a aussi été collecté en 1949 (MUS1949.007.007, chantée par Pierre Lelièvre), mais il n’y parvient pas. Il dit pourtant que, s’il commence à chanter "ils en auront jusqu’à 10 h ce soir" avant qu’il ne s’arrête, et il entonne une chanson qu’il affectionne particulièrement « Je n’ai qu’un amour, c’est toi » (8’24), un succès de 1930 que l’on sait avoir été interprété par Berthe Sylva (disque Odéon 238.194). Cela montre que le répertoire d'Eugène Le Gall était fait de ces chansons à la mode diffusées par le disque et les petits formats. Il explique qu’il l’a retenue de mémoire, comme son père qui chantait beaucoup mais ne savait pas écrire et tenir un cahier de chansons.
De 15’35 à 20’15, on entend (entrecoupé de silences) « Si j’étais p’tite alouette », que l’informateur désigne comme une "chanson de marche" puis il enchaîne avec « Y a quoi 10 filles dans ces domaines, ah c’est donc toi petit cœur que j’aime », un chant pour danser le rond, encore une fois de type "à décompter".
A 22’06 de l'enregistrement référencé MUS1977.024.004, on réentend à Fernande Joubier qui n'apporte toutefois aucun élément nouveau par rapport aux informations qu'elle a déjà livrées en octobre et en avril.
Une exception qui confirme la règle...
On peut avancer l’hypothèse – mais non la prouver – que l'enquête n'a pas retenu tout l'attention des deux enquêtrices puisque deux séquences ont été omises à l'inventaire, mais aussi par ce que ce qui n'a pas été omis est noté sans aucun détail. Est-ce en raison de l'intérêt relatif de ces enregistrement par rapport à ceux qu'elles avaient l'habitude de faire? Il n'y a en effet aucun chant nouveau par rapport à ceux enregistrés en 1949 et la mémoire fait souvent défaut aux interprètes rencontrés en 1977, ce qui rend les enregistrements peu exploitables au plan ethnomusicologique. C'est ainsi que l'on pourrait s'expliquer la "négligence" inhabituelle de Maguy Pichonnet-Andral, d'ordinaire si rigoureuse.
Autre anomalie, touchant à la méthodologie, mais dont on peut, paradoxalement, se réjouir. En laissant les bandes miniatures se dérouler sur le Nagra, peut-être parce qu'elle n'était pas encore familiarisée avec la manipulation de l'appareil, Maguy Pichonnet-Andral a tout capté, sans interruption, de ce qui se disait et se passait, y compris les silences et les bruits parasites.
Contraintes au « lâcher prise », les chercheuses ont adopté avec leurs informateurs une attitude qu'on pourrait qualifier de simple et spontanée, menant avec eux des entretiens semi-directifs, ce qui était tout à fait inhabituel de leur part.