Le rhombe

Planchette que l'on fait tournoyer dans l'air, le rhombe est le nom générique des instruments que les spécialistes rangent dans la famille des aérophones à air ambiant car c'est la vitesse de rotation de l'air autour de l'objet qui le rend sonore.

Léonce Mano confectionnant un rhombe dans son atelier au quartier du Guidanson à Commensacq (Landes), 21 juin 1965 (cliché Claudie Marcel-Dubois, Mucem, Ph.1966.099.429)
Léonce Mano confectionnant un rhombe dans son atelier au quartier du Guidanson à Commensacq (Landes), 21 juin 1965 (cliché Claudie Marcel-Dubois, Mucem, Ph.1966.099.429)

Planchette que l'on fait tournoyer dans l'air, le rhombe est le nom générique des instruments que les spécialistes rangent dans la famille des aérophones à air ambiant car c'est la vitesse de rotation de l'air autour de l'objet qui le rend sonore.

Le rhombe, dont le nom d'origine grecque signifie "de forme oblongue" (il existait dans la Grèce antique) semblerait attesté depuis des milliers d'années: en Dordogne, des sites du paléolithique supérieur ont livré des objets en tous points similaires à ceux que l'on trouve encore de nos jours dans certaines régions du monde. L'ethnologue Claude Lévi-Strauss qui séjournait chez les Bororo au Brésil en 1936 en rapporta un au musée d'ethnographie du Trocadéro à Paris. Chez ces Indiens d'Amazonie, le rhombe, de taille importante et couvert de pigments naturellement fluorescents, représente la voix d'un animal mythique. Claudie Marcel-Dubois qui travaillait au musée depuis 1934 a donc pu voir entrer dans les collections publiques cet objet que l'on trouve aussi en Australie ou en Afrique (Mali, Congo, Côte-d'Ivoire...).

Dans ces régions du monde, de lourds interdits pèsent sur lui en raison de sa fonction magico-religieuse. Dans certains endroits d'Afrique, l'objet et son jeu sont cachés à la vue des femmes, sa manipulation étant réservée à des hommes de statut particulier (initiés ou membres d'une société secrète). Il sert à reproduire la voix d'êtres surnaturels, une voix forcément effrayante, dans le cadre de rites funéraires où son rôle est double: non seulement il "appelle" les esprits des morts pour, en quelque sorte, venir chercher le nouvel esprit sorti de la dépouille du défunt, mais aussi, il renforce la protection de celui qui le manipule (déjà protégé par son statut), sa zone de tournoiement formant une sorte de cercle magique et sa sonorité, un "halo" autour du joueur. Aucun d'eux n'a jamais autorisé un ethnologue à le photographier en train de le jouer. Lévi-Strauss  raconte dans Tristes tropiques (Plon, 1955) que les Bororo l'ont mis en garde lorsqu'ils lui ont remis un rhombe, lui demandant de bien le cacher au fond de sa malle fermée à clef, afin de le soustraire à la curiosité des femmes.

Léonce Mano dans son atelier, essayant la rhombe qu'il vient de confectionner
Léonce Mano, devant son atelier, fait tournoyer le rhombe qu'il vient de confectionner (clichés Claudie Marcel-Dubois, Mucem Ph.1966.099.438 et 441).

Léonce Mano présentant la rhombe qu'il vient de confectionner

 

 

 

 

 





Claudie Marcel-Dubois, avant de partir en enquête, savait-elle qu'elle trouverait un tel objet sonore en France? Quoiqu'il en soit, en France comme ailleurs en Europe  (Italie, Catalogne...), on le trouvait encore en milieu rural dans la deuxième moitié du 20e siècle, peut-on supposer parce qu'il avait conservé une partie de la symbolique que fonde sa sonorité "surnaturellement" effrayante et repoussante. Cela dit, en Europe, celle-ci n'est pas explicite et cette fonction première, magico-religieuse, se dissimule sous un usage décrit comme purement fonctionnel: ici, il ferait fuir le sanglier ou bien le loup, comme il le sera dit à Marcel-Dubois et à Pichonnet-Andral (réf. archive), ailleurs il sert  à écarter les cochons, gardés en plein air par les jeunes garçons, des champs cultivés. Dans tous les cas de figure, l'idée est toujours la même:  tenir un "mal" à distance par un son effrayant. 

En 1947, à  Sare (Pyrénées-Atlantiques), près d'Espelette au Pays Basque, alors qu'elles se trouvent auprès de l'abbé José Miguel de Barandiarán Ayerbe, Marcel-Dubois et Pichonnet-Andral ont l'occasion d'enregistrer à deux reprises le rhombe, dénommé burruna ou furrunfurra (MUS1947.006.117.004 et 005).Rhombe basque, ph1947.006.003/070 On entend bien le vrombissement tout à fait caractéristique de l'instrument et son nom semble bien onomatopéïque. Les notes de terrain des chercheuses ne disent rien de la fonction locale de l'instrument. Le burruna  de M. Baraudiarau était-il une "relique" remisée au grenier dont lui-même ignorait l'usage? Cela pourrait expliquer l'absence d'informations à son sujet. 
En 1958, alors que des chanteurs basques sont à Paris pour le concours de Bertsulari, Marcel-Dubois questionne l'un d'eux, Jean Bergara, sur cet instrument, lui montrant la photographie ci-contre (phw-47-6-3) qui est celle du rhombe du père Baraudiarau. Ce cliché, dont le négatif a été dégradé comme on le voit aux points blancs présents sur le tirage, permet de bien voir l'objet et d'apprécier le décor animalier étonnamment proche des gravures paléolithiques des grottes ornées.... Doit-on y voir le fruit du hasard ou bien penser que l'abbé Baraudiarau connaissait l'existence plus que millénaire du rhombe? Pour en revenir au chanteur basque interrogé à Paris, il dit n'avoir jamais vu de burruna (MUS1958.007.042).

En juin 1965, à Commensacq dans les Landes, alors que les chercheuses interrogent leurs informateurs sur l'existence de pratiques sonores communautaires, elles recueillent de précieuses informations auprès de Léonce Mano qui, par ailleurs, leur montrera comme se fait l'extraction de la résine des pins. Il leur propose de fabriquer pour elles un burrumbe (MUS1965.039.350), appellation locale du rhombe. Cela donne une série de photographies sur la fabrication et le jeu du rhombe, malheureusement non enregistré [à consulter sur l'entrepôt de données Didomena, Ph.1966.099.411 et suivantes, jusqu'au numéro Ph.1966.099.441]. Ce rhombe est aujourd'hui dans les collections du musée (n° d'inv. Mucem 1966.114.4).

En 1969, à Saint-Hippolyte (Charente-Maritime), Marcel-Dubois et Pichonnet-Andal recueillent, auprès de Louis Martin, des informations sur le jeu du rhombe (inv. ATP 69.33.210), sur sa fabrication (inv. ATP 69.33.214 et 215). Elles font quelques prises de vues (photographies Ph.1972.112.082 à 088, non numérisées).

En 1975, Claudie Marcel-Dubois consacre une publication* à ces instruments destinés à "faire du bruit" dont, avec Maguy Pichonnet-Andral, elle aura pu capter les derniers sons avant leur disparition, objets témoins "de traditions non dépourvues de profondeur  historique et présentant des modèles anciens de concepts". Elle les considère comme des "vestiges des comportements  et de phénomène socio-culturels disparus, d'images plus ou moins déformées de situations archaïques à caractère parfois universel" (p. 604). Partout où on les trouve, même si cela n'est pas explicite sur les terrains métropolitains où elle a pu les rencontrer, ils trouvent à s'employer dans "des actes magiques qui accompagnent un grand nombre d'évènements saisonniers, de cérémonie d'exorcisme ou d'autres usages destinés à chasser les mauvais esprits" (p. 610), écrit-elle, citant André Schaeffner (Origine des instruments de musique, Payot, 1936). 

* référence: Fêtes villageoises et vacarmes cérémoniels ou une musique et son contraire, in: Les fêtes de la renaissance, Paris, Ed. du CNRS, 1975, p. 603-615].

Rédactrice: Marie-Barbara Le Gonidec