Iles anglo-normandes

John Le Feuvre et Maguy Pichonnet-Andral, Sercq, juin 1970 (cliché Claudie Marcel-Dubois, Mucem, Ph.2012.00.97)
John Le Feuvre et Maguy Pichonnet-Andral, Sercq, juin 1970 (cliché Claudie Marcel-Dubois, Mucem, Ph.2012.00.97)

Présentation

Les îles anglo-normandes constituent un objet d’étude singulier de par leur position géographique et historique : en 1204, Philippe-Auguste, faute de flotte, n’a pu les reconquérir au moment du rattachement de la Normandie au royaume de France. Les îles sont donc restées depuis cette date des bailliages de la couronne britannique, conservant un certain nombre de particularités dont le droit normand hérité du duché de Normandie.

Ce territoire s’avère particulièrement intéressant d’un point de vue anthropologique par la double culture qui le caractérise: attaché à la couronne britannique, il conserve un important héritage francophone et normand. Cette originalité a suscité un intérêt qui s’est caractérisé, dans le domaine ethnomusicologique, par la conduite de différentes enquêtes: les deux principales sont la mission réalisée entre 1957 et 1960 par Peter Kennedy pour le compte de la BBC (dont une copie a été déposée au MNATP en 1969), suivie par celle engagée par Claudie Marcel-Dubois et Maguy Pichonnet-Andral pour le Centre d'ethnologie française en juin 1970. Mais d’autres enquêtes et publications interviennent avant ces deux missions. Il n’est pas inutile, dans un premier temps, de mesurer ce que furent ces initiatives pionnières.

Historique des collectes avant l'ère des enregistreurs

Les premières grandes enquêtes orales réalisées dans les îles anglo-normandes, à la charnière des 19e-20e siècles, sont le fait d’îliens. Elles s’inscrivent dans le mouvement d’intérêt pour les poésies populaires et les traditions orales qui caractérise le 19e siècle, tant en France qu’au Royaume-Uni, et qui commence alors à se structurer en tant que discipline scientifique sous le nom de folklore. Les deux ouvrages marquants de cette période pour notre domaine sont ceux d’Edgar McCulloch (Guernsey Folk Lore, 1903) et d’Edith F. Carey (A Link with the Past, 1908). Leur propos dépasse toutefois la simple chanson traditionnelle et le nombre de chansons qu’ils livrent reste limité. Le chapitre de l’ouvrage de McCulloch consacré aux chansons – d’ailleurs coordonné par Edith F. Carey – n’offre que douze chansons au total dont huit sont effectivement des oeuvres de tradition orale.

L’ouvrage signé par la seule Edith F. Carey fournit également douze chansons (huit chansons narratives complètes, un fragment et trois formules courtes chantées pour soutenir la danse), ainsi qu’un air instrumental. À noter que quatre des chansons complètes publiées dans ce dernier ouvrage le sont également dans le chapitre de McCulloch, ce qui restreint encore le corpus total.  Edith Carey a toutefois rassemblé un répertoire plus large de chansons, qu’elle n’a pas publié. Celui-ci est conservé à la Priaulx Library à Saint-Pierre-Port (Guernesey) dans un dossier intitulé « Old Guernsey Songs ». Il contient aussi bien des manuscrits originaux et des copies de documents relatant des chansons historiques échelonnées du 16e au 18e siècle relatives aux îles, non retrouvées depuis dans la tradition orale, que des cahiers entiers manuscrits et des prises de notes d’Edith Carey, fournissant un très beau panel de chansons francophones de tradition orale.

1938-1960: des enregistrements de la BBC à ceux de Peter Kennedy

Dès avant la Seconde guerre mondiale, la British Broadcasting Corporation (BBC), radiodiffuseur de service public britannique, réalise des enregistrements de chansons dans les îles anglo-normandes.  L’initiative revient à Sibyl Hathaway (1884-1974), née Collings, mieux connue sous son titre de Dame de Sercq, en tant que seigneur de l’île, tenante du pouvoir féodal qui a subsisté à travers les siècles (et qui perdure toujours aujourd’hui, même si le suffrage universel a été introduit dans les élections locales en 2008). Soucieuse de la promotion de son île, elle convie Francis Dillon, producteur au sein de la BBC, à lui consacrer une émission. Celle-ci, intitulée The Island of Sark, est enregistrée le 14 juin 1938 au manoir de la Seigneurie, demeure de la Dame de Sercq, avec la participation de douze habitants qui témoignent de la vie quotidienne ainsi que des traditions anciennes de l’île. Plusieurs chansons sont enregistrées à cette occasion, interprétées collectivement et parfois accompagnées au mélodéon. Une clameur de haro et une récitation comique sont également conservées. Le principal chanteur sollicité à cette occasion est Fred Baker. Son fils, portant le même prénom, sera enregistré à son tour en 1970 lors de la mission du MNATP. Dix des enregistrements réalisés par la BBC en 1938 ont été publiés en 2009 sur le CD Sark Voices.

Au cours des années 1950, Peter Kennedy (1922-2006), alors présentateur d’une émission de musique traditionnelle sur la BBC intitulée As I Roved Out, décide d’entreprendre lui-même des enquêtes de terrain dans l’ensemble des îles britanniques à la recherche des musiciens et chanteurs.
À la suite de ses parents, très impliqués dans l’English Folk Dance and Song Society (EFDSS), et en lien avec d’éminents collecteurs tels que l'Américain Alan Lomax ou l'Irlandais Séamus Ennis, il rassemble une matière sonore exceptionnelle. Du 20 avril au 14 mai 1957 il enquête dans les principales îles de l'archipel, Jersey, Guernesey, Sercq et Aurigny, et y enregistre chanteurs et instrumentistes. Les découvertes qu’il fait alors l’incitent à approfondir son enquête. Mais il faut attendre encore trois ans pour qu’il obtienne de la BBC les crédits pour une nouvelle mission. Il revient de nouveau du 23 avril au 3 mai 1960 en se concentrant sur Jersey, qu’il avait peu explorée en 1957. Au cours de ces deux campagnes, il rencontre près de soixante-dix personnes et en enregistre près de quarante.
Dans les années 1960, Peter Kennedy fonde le label Folktrax pour permettre la diffusion de ses enquêtes auprès du grand public. Il publie un ensemble de disques vinyles thématiques mais les îles anglo-normandes n’y trouvent alors pas place. Ce manque est comblé avec la sortie, de 1975 à 1977, de quatre cassettes artisanales consacrées aux répertoires des îles. Celles-ci sont dupliquées à la demande et ne font par conséquent pas l’objet d’une large diffusion. À partir des années 1990, elles sont transférées sur cédéroms par les soins de Kennedy lui-même.
La grande publication de Peter Kennedy reste l’ouvrage imprimé Folksongs of Britain and Ireland, paru en 1975. Un chapitre entier y est consacré aux chansons des îles anglo-normandes.  Il est le fruit d’une longue et complexe collaboration avec plusieurs spécialistes chargés de transcrire, traduire et commenter une sélection de ce répertoire car Peter Kennedy n’est lui-même ni francophone ni spécialiste des répertoires en français (Franck Le Maistre, Fernand Lechanteur…).
En août 1969, lors du 20e congrès de l’International Folk Music Council (IFMC) qui se déroule à Édimbourg, Kennedy retrouve Claudie Marcel-Dubois dont il avait fait la connaissance au plus tard en juillet 1953 à Biarritz, lors du festival organisé par l'IFMC. Il saisit cette opportunité pour lui demander de rédiger des commentaires comparant les chansons des îles anglo-normandes retenues dans le livre avec les traditions orales d’autres régions francophones. C’est dans ce contexte qu’il confie une copie de ses enquêtes à la phonothèque du MNATP. La relation entre les deux chercheurs n'est pas sans nuages mais le chapitre sur les îles est enfin achevé et peut être inséré en 1975 dans la version finale de l’ouvrage. Il est ultérieurement repris dans un tiré à part édité à Jersey en 1987 par Le Don Balleine, sous le titre Folksongs ot the Channel Islands.

En dépit de ces relations compliquées, c’est bien grâce à la découverte de l’enquête Kennedy que le MNATP diligente à son tour, en 1970, une enquête de terrain dans les îles anglo-normandes-.

Contexte et déroulement de l'enquête du MNATP

Le dépôt par Peter Kennedy d'une copie de ses enregistrements îliens au MNATP permet à Claudie Marcel-Dubois de mesurer l’intérêt de ce terrain et l'incite à envisager à son tour l’organisation d’une mission sous l’égide du CEF. C'est par ailleurs au tournant des années 1960 et 1970 que la responsable du département d'ethnomusicologie décide d'explorer systématiquement la place, plus ou moins vivace ou résiduelle, du français dans les traditions musicales et chansonnières des départements d'outremer, d'une part, et, d'autre part, des pays d'Amérique du Nord qui furent, sous l'Ancien Régime, des colonies de la couronne de France.
Peter Kennedy ne semble pas avoir été associé ni même informé en amont de cette initiative. C’est du moins ce qui transparaît au détour d’une lettre que lui a écrite Marcel-Dubois le 15 mars 1973: "Je vous signale que depuis 1969 (…) de nouveaux enregistrements sonores faits dans les îles anglo-normandes, au cours d’une de nos missions, sont entrées dans les collections du Musée des arts et traditions populaires."
Les divergences de vue entre les deux chercheurs, évoquées précédemment, expliquent sans doute que les coopérations aient été réduites au minimum.
Dans le rapport qu'elle a rédigé à son retour de mission (p. 10), Marcel-Dubois expose les raisons pour lesquelles elle jugeait nécessaire de se rendre à son tour sur le terrain: «l’étude ethnomusicologique des îles anglo-normandes est d’un intérêt majeur tant au point de vue strictement musical qu’en raison des implications socio-historiques dues à la permanence d’une culture orale française dans une population qui a vécu près de dix siècles d’anglicisation et qui a choisi de demeurer fidèle à la couronne d’Angleterre. (…) Les îles anglo-normandes constituent de ce fait un terrain privilégié pour la recherche ethnomusicologique en ce qui concerne d’une part les faits d’acculturation et d’autre part la nature d’isolat culturel que représente ce territoire».
La mission est ainsi programmée du 4 au 16 juin 1970 et prévoit d'investiguer les îles de Jersey, Guernesey et Sercq, plus particulièrement ces deux dernières car les enquêtrices postulent que "les modes de vie sont favorables à une meilleure conservation des savoirs" (extrait du rapport pré-cité). La décision de lancer la mission paraît avoir été prise assez rapidement, si l’on s’en tient à la date des courriers que Marcel-Dubois adresse à quelques correspondants pour identifier des témoins qu'il serait possible de rencontrer dans les îles.
Elle écrit ainsi le 21 mai 1970 au conservateur en chef du Museum de Jersey et, le 22 mai 1970, à Charles McBurney, archéologue britannique qui a suivi des chantiers à Jersey. À la lecture des carnets de terrain des deux enquêtrices, il ne semble pas qu’elles aient eu beaucoup de retours, ce qui peut s'expliquer par les délais très courts imposés à leurs correspondants.
Marcel-Dubois et Pichonnet-Andral commencent en tout cas leur terrain par des repérages en bibliothèque (Priaulx Library à Guernesey et Bibliothèque du Musée de Jersey) pour rassembler des éléments sur les collectes antérieures et repérer d’éventuelles sources non publiées à caractère ethnomusicologique. Elles profitent des rencontres avec les conservateurs pour étoffer leur carnet d’adresses. Elles ont également pris soin de relever les noms des chanteurs et des instrumentistes enregistrés quelques années auparavant par Peter Kennedy. Plusieurs d’entre eux feront l’objet de nouveaux enregistrements.


Le calendrier de la mission se déroule comme suit:
- du 5 au 8 juin, Guernesey: consultations en bibliothèque (Priaulx Library), visites diverses (le Folk museum à Saumarez Park et une exploitation agricole), prise de contact avec divers interlocuteurs (recherche de témoins à enregistrer) et conduite d’enquêtes orales: enregistrement de 130 items auprès de 9 informateurs (5 femmes, 4 hommes);

- du 9 au11 juin, Sercq: prise de contact avec divers interlocuteurs (recherche de témoins à enregistrer) et conduite d’enquêtes orales: enregistrement de 48 items auprès de 4 informateurs (4 hommes). Les transports sur l’île se faisant exclusivement en bicyclette et en carriole, le temps nécessairement plus long qu'ailleurs qu'il faut consacrer explique en partie la durée du séjour sur une île d'aussi petite taille;
- du 12 au 15 juin, Jersey: consultations en bibliothèque (Bibliothèque du Musée de Jersey, Public Library), visites diverses (Musée de Jersey, Museum de Saint-Hélier, lieux touristiques de l’île), rencontres institutionnelles (Assemblée jersiaise), prise de contact avec divers interlocuteurs (recherche de témoins à enregistrer) et conduite d’enquêtes orales : enregistrement de 5 items auprès de 3 informateurs (3 femmes).

Au total 183 items ont été rassemblés. Il faudrait, en réalité, en compter un de plus dans la mesure où deux chansons distinctes ont été montées à la suite l'une de l'autre et sont par conséquent affectées du même numéro d'inventaire (MUS1970.030.104).
Quoiqu'il en soit, ces items se répartissent de la façon suivante:
- 1 poème (composition locale),
- 29 discussions, entretiens, sur divers sujets d’intérêt variable,
- 4 formes brèves non chantées (formulettes, amusettes, dictons),
- 27 airs instrumentaux (24 airs d’accordéon, 3 airs d’orgue),
- 123 chansons ou assimilées.

Analyse du répertoire recueilli

Pour en rester au domaine de la chanson, la collecte révèle des répertoires de nature très diverse, comme il est usuel pour toute enquête de ce type, quel que soit le territoire considéré. Le répertoire d’un chanteur se caractérise en effet par des strates de chansons qui vont chercher dans une ancienneté plus ou moins grande, dont le chanteur lui-même n’a que rarement conscience.  Tout l’art de l’enquêteur, en cette matière, consiste à réveiller les souvenirs de chansons, parfois bien enfouies au creux des mémoires, au-delà des thèmes évoqués de prime abord dans l’entretien.
La collecte du MNATP a ainsi mis en évidence des chansons dont voici une typologie rapide:

- des chansons littéraires "modernes"cette catégorie rassemble des chansons d’auteurs qui, malgré leur circulation dans le temps, conservent une grande stabilité dans leur contenu et leur mélodie, aidées en cela par le succès qu’elles rencontrent ou par la fixation moderne de leur contenu. Ainsi de chansons comme Ma Normandie (Frédéric Bérat, 1836, MUS1970.030.115), ou J’attendrai le jour et la nuit;
- des chansons "patoisantes" littéraireselles se distinguent de la catégorie précédente par leur langue et par une aire de diffusion a priori plus restreinte (quoiqu’une étude approfondie permettrait peut-être de les inscrire dans une géographie plus large que les îles). Ont ainsi été recueillis des thèmes comme "Mes braies sont toutes mangées" (MUS1970.030.013), Le buan vier temps (MUS1970.030.014) ou encore En ribotant ou La ribotesse (MUS1970.030.079);
- des cantiques: parmi les informateurs rencontrés par les collectrices figure Henri de la Mare (La Villette, Guernesey), de confession baptiste et organiste au temple. Il a chanté cinq cantiques (dont un en anglais) et joué trois airs de cantique à l’orgue. À côté de cantiques plus convenus qui sont associés au rituel "institutionnel", deux d’entre eux présentent une particularité : un noël patoisant (En Galilée i nous est dit, MUS1970.030.083) et un cantique de type énumératif (Y a quelqu'un qui cherche mon doux secours, MUS1970.030.074);

- des chansons de tradition oraleelles constituent le coeur de la mission d’enquête MNATP dans les îles et se sont révélées encore bien présentes. Une analyse plus développée figure au paragraphe suivant.

Soulignons ici le grand nombre de fragments de chansons recueillis au cours de cette collecte. Ils traduisent vraisemblablement une déperdition des répertoires en français du fonds ancien dans la mémoire des îliens.

Les répertoires de chansons traditionnelles des îles anglo-normandes

Une des particularités du répertoire de chansons traditionnelles recueilli dans les îles anglo-normandes tient dans la variété des langues employées. Ont ainsi été enregistrées des chansons en normand insulaire (plus communément appelé patois par les populations locales), en français et en anglais. Ce n’est pas en soi une surprise dans un territoire où les anciens habitants passent aisément d’une langue à l’autre.
La part principale revient toutefois aux chansons en français, suivies par les chansons en patois. Il est difficile de dire à ce niveau si cela reflète un état du répertoire ou une orientation donnée dans l’enquête par les chercheuses du MNATP. Les chansons traditionnelles formulées en patois, enregistrées au cours de cette mission, ne sont en rien de facture locale. Qu’il s’agisse de thèmes comme "Jean Gros-Jean marie sa fille" ou "Mon bonhomme est bien malade", ils sont communs à toute la francophonie et s’accommodent selon les zones de collecte d’une formulation en français ou en patois.
Parmi les six ou sept chansons relevées en anglais, certaines ne manquent pas d’intérêt, comme le souligne Robert Bouthillier qui évoque notamment la "version d’une ballade anglo-américaine connue le plus souvent sous le titre générique The Butcher Boy (Oh mother dear you do not know, MUS1970.030.161), et une complainte de départ de marin disant adieu à sa bien-aimée (On the bright summer morning, MUS1970.030.158), toutes deux chantées par John Le Feuvre, ou encore une très belle chanson à thème maritime sur la chasse à la baleine (In 1894, from old Jersey we should sail, MUS1970.030.178), chantée par Winter Wibert".
Si l’on considère maintenant la singularité des chansons de tradition orale recueillies dans les îles, on observe dans un premier temps qu’elles peuvent, dans leur quasi-totalité, être rattachées à une chanson-type identifiée et classée dans les deux ou au moins dans l’un des deux ouvrages de référence pour la chanson traditionnelle francophone, celui de Conrad Laforte (Le Catalogue de la chanson folklorique française, Québec, PUL, 1977-1987, 6 vol.) et celui de Patrice Coirault (Le Répertoire des chansons françaises de tradition orale, Paris, BnF, 1996-2006, 3 vol.).
Certaines apparaissent comme des piliers du répertoire local car elles reviennent dans la bouche de plusieurs chanteurs. Ainsi de chansons comme La barbière (3 versions complètes et 2 fragments), Malbrough s’en va-t-en guerre (3 versions partielles), Mon mari est bien malade (2 versions complètes, 2 fragments) ou Jean Gros-Jean marie sa fille, (4 versions, 2 fragments et 1 air d’accordéon). La liste de ces chansons pourrait encore être étoffée de quelques autres thèmes qui reviennent régulièrement. Dans la majorité des cas, ces thèmes récurrents sont déclinés dans des versions très proches, voire identiques, au point de laisser penser à un vecteur commun de transmission. Cette standardisation supposée, et locale, d’une partie du répertoire est étayée par l’écoute de certains enregistrements réalisés par la BBC en 1938 sur l’île de Sercq. On y entend un choeur de chanteurs, hommes et femmes mêlés, accompagnés par un mélodéon, interprétant de façon harmonisée, à plusieurs voix, un ensemble de chansons, qui ont été enregistrées à nouveau par Peter Kennedy à la fin des années 1950, puis par Marcel-Dubois et Pichonnet-Andral en 1970. Figurent parmi elles Mon mari est bien malade, Le bon marin mais il s’en va, J’ai perdu ma femme en plantant des choux
Une autre information qui vient conforter cette idée de standardisation d’une partie du répertoire est apportée par le carnet de route de Marcel-Dubois et Pichonnet-Andral. Elles rencontrent, le 7 juin 1970, un nommé Wilson Robin à Saint-Sampson (Guernesey) qui leur explique notamment que la chanson La barbière sert d’introduction aux entrées des spectacles des groupes folkloriques de l’île. Il y a lieu de penser qu’un pan du répertoire en français est ainsi partagé, de manière collective, dans les moments de sociabilité au sein de la communauté francophone des îles. Dans cette logique, les formes standards de chansons, plus fonctionnelles pour chanter en groupe, ont pu supplanter les versions à variantes multiples qui s'étaient développées et transmises dans les cadres familiaux et villageois.

Des répertoires singuliers traduisant la persistance d’une mémoire orale originale

À côté de ce lot de chansons assez partagées se révèlent également des répertoires singuliers, traduisant la persistance d’une mémoire orale originale. À signaler à ce titre des chansons telles que:
- Ce sont trois galions d'Espagne [Coir. 7103] (MUS1970.030.135)
- Ma charmante Sylvie, je te fais mes adieux [Coir. 3212] (MUS1970.030.139)
- Derrière chez nous il y avait un capitaine [Coir. 3510] (MUS1970.030.152)
- Petite maman je viens vous demander [Coir. 2308] (MUS1970.030.164)
- Reine et Renaud [Coir. 9810] (MUS1970.030.141)
- C'était un p'tit couturier [Coir. et Laf. non identifiée] (MUS1970.030.144)
- Garçons n'allez pas à la Terre-Neuve [Coir. et Laf. non identifiée, fragment] (MUS1970.030.166)
- Le 26e d'octobre, des îles j'avons parti [Coir. et Laf. non identifiée] (MUS1970.030.146).

Certaines de ces chansons s’apparentent à des thèmes relativement rares (Reiny Renaud ou C'était un petit couturier) voire inconnus (par exemple Le 26e d'octobre, des îles j'avons parti). Fait notable, l’ensemble des chansons énumérées ci-dessus appartient au répertoire d’un seul informateur: John (dit Jack) Le Feuvre, de Sercq, photographié en tête de cet article. Il a ainsi chanté pas moins de 33 chansons, complètes pour l’essentiel, en une seule journée. À son propos, le carnet de route mentionne le caractère exceptionnel de ce chanteur qui, dès qu'une chanson est terminée, propose d'en enregistrer une autre. À vrai dire, la rencontre avec John Le Feuvre n’a rien de fortuit. Peter Kennedy l’avait déjà enregistré treize ans plus tôt, en 1957, et il avait le premier relevé l'intérêt exceptionnel de cet informateur. Marcel-Dubois s'en est souvenue au moment de la préparation de la mission et l'a sans doute inscrit parmi les personnes à rencontrer absolument.

En plus de ce chanteur, d’autres personnes attirent l’oreille pour la qualité de leur interprétation ou pour leur répertoire: Fred Baker (MUS1970.030.168 à 175), Winter Wibert (MUS1970.030.176 à 178), Régine McGill (MUS1970.030.93 à 130), Evy Ozanne (MUS1970.030.49 à 61). La durée limitée de la mission n’a pas permis aux deux chercheuses d’approfondir ces contacts et il y a lieu de regretter les découvertes intéressantes que de nouvelles visites à ces chanteurs et chanteuses auraient permis de faire. A contrario,  John Le Feuvre a été, par la suite, enregistré à deux autres reprises, en 1974 et 1976, lors de collectes conduites d'abord par Sam Richards, Tish Stubbs et Paul Wilson, puis par Peter Anderson. Il a à chaque fois livré de nouvelles chansons !

Si l’on compare maintenant le répertoire recueilli dans les îles avec celui qui a été rassemblé dans le Cotentin tout proche, des années 1950 jusqu’à aujourd’hui, plusieurs observations s’imposent.
On relève en premier lieu un ensemble de thèmes répandus de manière commune dans les deux territoires. Sans être spécifiques au Cotentin, ces thèmes y ont toutefois une forte implantation, qui n’est pas toujours constatée avec la même prégnance dans les autres "pays" de Normandie.
Ce sont par exemples des thèmes comme La barbière [Coir. 701], Le cordonnier et la jeune fille qui a trop dansé [Coir. 1828], Mon mari est bien malade [Coir. 5521], Le bon soldat mais il s’en va [Coir. 1406], Victorine s’en va-t-au marché [Coir. 2318].
À noter que si ces chansons ont été recueillies dans des versions très variées en Cotentin, plusieurs d’entre elles figurent aussi parmi celles ayant subi une relative standardisation dans les îles. On y constate aussi l’absence complète de certains thèmes particulièrement bien représentés en Cotentin, par exemple des chansons comme Virginie la larme aux yeux [Coir. 3206], Je me suis engagé pour l’amour d’une blonde [Coir. 6803], Quand nous fîmes connaissance ma Louise et puis moi [Coir. 3419]. Sont-elles passées entre les mailles du filet ou ne sont-elles effectivement pas connues dans les îles ? Seules de nouvelles enquêtes, pour autant que la culture de tradition orale francophone soit encore suffisamment forte dans les îles, pourraient aider à répondre à cette question…

Références

Ouvrages
- Visages d’un homme pluriel – Journée d’études Michel de Boüard, Annales de Normandie, n°1, janvier-juin 2012.

- Histoire et ethnographie : la polémique entre Michel de Boüard et Marcel Maget (Stockholm, 1951), Annales de Normandie, n°1, 2012, p. 123-127.
- Bertaux Jean-Jacques, Nécrologie : Hélène Letouzey (1909-1994), Annales de Normandie, 1995, vol. 45, n° 1, p. 89-90.
- Bouthillier Robert, Îles Anglo-Normandes Fonds ATP 70.30 (Marcel-Dubois et Pichonnet-Andral) – Éléments pour la rédaction d’un texte d’analyse sur l’état et l’intérêt du fonds, Rapport de mission, LAHIC, 2015, 5 p. (non édité).
- Carey Edith F., A link with the past – Souvenir normand, Jersey, Labey & Blampied, 1908, 25 p.
- Coirault Patrice, Formation de nos chansons folkloriques, Paris, Éd. du Scarabée, 1953-1963, 568 p.
- Coirault Patrice, Le Répertoire des chansons françaises de tradition orale, Ouvrage révisé et complété par Georges Delarue, Yvette Fédoroff, Simone Wallon et Marlène Belly, Paris, BnF, 1996-2006, 3 vol.
- Davy Yvon (dir.), Chansons et traditions orales du Cotentin, Vire, La Loure, collection « Sources », vol. 6, 2015, 64 p. + CD 36 titres.

- Davy Yvon, Guillorel Éva, Lagrange Étienne, Scales Roland et Bouthillier Robert, Chansons et musiques traditionnelles des îles anglo-normandes /Traditional music & songs of the Channel Islands , Vire, La Loure, collection "Sources", vol. 8, 2018, 128 p. + CD 40 titres
- De Boüard Michel, Journal de route 1946-1956, Caen, Musée de Normandie, 2009, 192 p.
- Heaume Doris O., The book of Guernsey songs and dances, collected and prepared by Doris O. Heaume, arranged for pianoforte by John Longmire, L’Assembllaïe d’Guernesiais, 2e éd., 1976, 60 p.
- Laforte Conrad, Le Catalogue de la chanson folklorique française, Québec, Les Presses de l’Université Laval, Les Archives de Folklore, 1977-1987, 6 vol.
- Locke Martin J., The songs of Sark, collected and transcribed by Martin J. Locke, édité à compte d’auteur, 1998, 28 p.
- McCulloch, Sir Edgar, Guernsey Folk Lore, Londres, Elliot Stock, 1903, 616 p.
- Papiers de l’équipe de recherche ethnomusicologie, sous la direction de Claudie Marcel-Dubois, Série 2, Comptes-rendus de mission, N° 1 – Missions de recherche ethnomusicologique effectuées sur le terrain en 1970 et 1971 par des membres de l’équipe, p. 10.
Et, dans le fonds d'archives de l'enquête, voir "Claudie Marcel-Dubois (
anglo-normandes par CMD (Paris), mars 1970 », dactylogramme d’une étude en vue d’une publication".

Discographie
- Au bord d’une fontaine. Songs from the Channel Islands (Folksongs of Britain & Ireland), Bristol, Folktracks, Réf. FSB-60-012, 1975, cassette 24 titres.
- Folk Music & Customs from Guernsey & Sark, Bristol, Folktracks, Réf. FSC-60-013, 1977, cassette 29 titres.
- Folk Music & Customs: Jersey, Bristol, Folktracks, Réf. FSC-60-214, 1977, cassette 20 titres.
- Folk Music & customs of Guernsey & Alderney, Gloucester, Folktrax, Réf. Folktrax-243, s.d., CD 19 titres.
- Folk Music & customs of Jersey, Gloucester, Folktrax, Réf. Folktrax-244, s.d., CD 23 titres.
- Music & Customs of Sark, Gloucester, Folktrax, Réd. Folktrax-245, s.d., CD 23 titres.
- Sark Voices, CD 17 titres édité par la Société Sercquiaise, 2009, Réf. Sark 01CD, 17 titres.
- Chansons et musiques traditionnelles des Marais du Cotentin et du Bessin, Vire, La Loure, collection « Sources », vol. 1, 2008, CD 34 titres + livret de 32 p.

Ailleurs sur le web
page de présentation du projet ayant abouti en 2018 à la publication 
Chansons & musiques traditionnelles des îles anglo-normandes /Traditional music & songs of the Channel Islands  (Davy Yvon, Guillorel Éva, Lagrange Étienne, Scales Roland & Bouthiller Robert, édition La Loure, Vire, 2018, 128 p. + CD 40 titres). 

Les archives de l'enquête

Elles rassemblent 183 enregistrements (MUS1970.030), 176 photos ventilées entre trois collections, Ph.1972.138, Ph.1972.158 et Ph.2012.00 (seule une sélection de 29 clichés couleurs a été transférée dans l'entrepôt de données), et 408 fichiers d'archives textuelles répartis entre 13 jeux de données regroupés sous la référence FRAN_0062_20130043_100 (les originaux, versés aux Archives nationales, y sont cotés 20130043/100.

Consulter le fonds d'archives sur Didόmena

Rédacteur: Yvon Davy