Euphrasie Pichon, conteuse et chanteuse berrichonne

Euphrasie Pichon photographiée par Claudie Marcel-Dubois près de sa maison de Montcocu, à Baraize (Indre), en août 1946
Euphrasie Pichon photographiée par Claudie Marcel-Dubois près de sa maison de Montcocu, à Baraize (Indre), en août 1946

Un coup de foudre de Georges Henri Rivière

C’est sur instruction expresse de Georges Henri Rivière, le conservateur en chef du MNATP, que Claudie Marcel-Dubois entreprend à l’automne 1943 une enquête en Bas-Berry, amenée à se poursuivre durant les cinq années suivantes.

L’injonction dérive d’une implication personnelle de Rivière qui n’est pas si fréquente. Son intérêt pour le Val de Loire, sans doute encouragé par le Tourangeau Roger Lecotté (1899-1911), animateur de la Fédération folklorique d’Île-de-France, s’était déjà manifesté avec une mission menée en Sologne en 1938. Mais il s’avère durable tout en se focalisant sur la moyenne vallée de la Creuse, dans l’Indre, suivant une suggestion de Suzanne Pinault (1898-1974), une artiste, aujourd’hui oubliée, soucieuse d’articuler sa création avec l’artisanat de sa région d’origine, à la manière des Seiz Breur bretons ou des frères Jean et Joël Martel (1896-1965). Professeure de dentelle et de broderie à l’École des arts appliqués de la rue Duperré (Paris, 9e), passionnée par les coiffes traditionnelles qu’allait collectionner le MNATP, Pinault connaissait Rivière au moins depuis 1937. Elle avait en effet contribué à la décoration du pavillon Berry-Nivernais à l’Exposition internationale des arts et techniques qui s’est tenue cette année-là et dont le Congrès international de folklore, organisé par Rivière et Marcel-Dubois, était une manifestation associée. L’estime réciproque a apparemment permis de tisser un lien assez solide pour que Rivière réponde favorablement à l’invitation à venir voir sur place des traditions vivaces, assortie d’une proposition d’hébergement à La Roseraie, la maison de famille de Pinault à Montcocu, sur la commune de Baraize proche de Gargilesse et d’Éguzon.

Dès son premier séjour, à la Noël 1942, l’occasion lui est procuré de rencontrer et d’entendre chanter une paysanne du voisinage que son hôtesse a conviée: Euphrasie Pichon (1863-1950), dite "la Fraisie" ou "Phraisie". 

Pichon, Euphrasie (1863-1950), dite la Fraisie ou la Phraisie

La longue existence d’Euphrasie Pichon, née Hémery, s’est entièrement déroulée dans quatre communes de l’Indre, mitoyennes les unes des autres, toutes proches de Gargilesse et situées sur les coteaux qui dominent la vallée de la Creuse:  née en 1863 à La Prune au Pot, hameau de Ceaulmont-les-Granges, elle a grandi à Cuzion-lès-Chéran; dès ses 13 ans, elle est placée comme servante chez des fermiers d’Éguzon. Si Jean Pichon, l’homme qu’elle épouse en 1886, migre chaque année vers Paris où, durant la mauvaise saison, il s’emploie comme maçon sur les chantiers, leur mariage fixe définitivement la Fraisie dans un hameau de la commune de Baraize, Montcocu. Elle y élève, le plus souvent seule, leurs quatre enfants, tout en menant vaille que vaille une toute petite exploitation agricole. Des troubles psychiatriques nécessitent, semble-t-il au lendemain de la Grande Guerre, l’internement de son mari, qui décède à l’hospice en 1931. Veuve durant près de vingt ans, la Fraisie trouve dans le tricotage un revenu d’appoint mais ses talents reconnus de chanteuse et de conteuse l’aident aussi à améliorer son ordinaire car, jusqu’à un âge très avancée, elle est fréquemment invitée à animer les mariages durant l’été et les veillées en hiver. Elle meurt le 5 février1950, dans sa 88e année.

Ayant grandi avant l’instauration de l’obligation scolaire (elle avait 19 ans en 1882), la Fraisie ne maîtrisait ni la lecture ni l’écriture mais des aptitudes peu communes d’apprentissage et de mémorisation lui ont permis de s’imprégner d’une culture orale très vivace. Elle-même désignait une sœur de sa mère et son frère aîné comme les principaux agents de transmission du répertoire de contes et de chansons qu’elle s’était constitué, en privilégiant celles et ceux qui s’accordaient le mieux à son tempérament, plus narquois voire grivois que mélancolique; elle évoquait aussi les noces ainsi que les veillées de fileuses, souvent troublées par l’irruption des jeunes gens, comme les moments les plus propices à la découverte d’airs et de paroles encore inconnus. Plutôt grande, non dépourvue de prestance et dotée d’une voix qui portait, souvent mise au service d’un grand sens de la repartie, elle s’y entendait mieux que quiconque pour conduire un récit ou mener un chant. Ariane de Félice, qui l’a observée à deux reprises durant plusieurs jours, analyse longuement – et finement – son art dans l’étude introductive de son recueil, Euphrasie Pichon, une conteuse et chanteuse berrichonne (FRAN_0011_03145_L.jpg à FRAN_0011_03423_L.jpg). Elle y évoque successivement la variété des intonations, le placement modulé de la voix, le recours aux onomatopées, à l’imitation des cris d’animaux comme aux redoublements expressifs, ou encore la scansion bien rythmée, sans oublier les mimiques qui n'ont malheureusement pas été fixées sur pellicule.

Novembre-décembre 1943: un premier terrain en partie double

Impressionné par l’étendue du répertoire de contes et de chants traditionnels que la vieille femme, alors âgée de quatre-vingts ans, a en mémoire, mais aussi par son talent de diseuse, Rivière enjoint donc à Marcel-Dubois et à Ariane de Félice d’aller en quelque sorte exploiter le gisement. De Félice (1920 - 2004) est une autre jeune recrue du CNRS que Rivière a chargée d’entreprendre, avec Edith Mauriange, le catalogue des contes populaires français. Le travail, à dire vrai, est vite interrompu en raison de sa difficulté (Paul Delarue - 1889-1956 - reprendra le chantier en 1947 et formera, avant sa disparition, Marie-Louise Tenèze - 1922-2016 - qui sera, en définitive, sa principale maîtresse d'oeuvre). Ariane de Félice s’est initiée en Vendée, à la fin de l’été 1942, à l’enquête orale auprès de conteurs traditionnels. Elle précède Marcel-Dubois sur le terrain, qu’elle rallie au plus tard le 14 novembre 1943, son séjour durant au moins jusqu’au 26: se mettant aussitôt à l’ouvrage, elle parvient à noter 15 contes et 37 chansons, ainsi que des dictons, des formulettes et ce qu’elle appelle des « légendes ». La plupart mais pas tous sont enregistrés par Marcel-Dubois les 21 et 22 décembre 1943:  sont alors gravés sur disque 30 chansons et 8 contes (FRAN_0011_03040_L.jpg, collection MUS1944_01). Cette première collecte est largement transcrite par les soins d’Ariane de Félice (FRAN_0011_03042_L.jpg à FRAN_0011_03076_L.jpg). Il existe également des partitions manuscrites où l’air est noté sur une portée sous laquelle sont recopiées les paroles du premier couplet ou du refrain (FRAN_0011_03100_L.jpg à FRAN_0011_03143_L.jpg), sans qu’on sache qui a accompli ce travail ni à quel moment (au plus tôt au troisième quadrimestre 1946) et pas davantage à quelle fin. 

Novembre 1945, été 1946: nouvelles sessions de collecte et d'enregistrement

Arianne de Felice retourne à Montcocu en novembre 1945 (au moins du 18 au 27) et la Fraisie lui confie un second lot, plus réduit, de contes et de chants, que complètent des cris de métier (chiffonnier, cordonnier, rémouleur), des anecdotes et des récits légendaires: il en existe, comme pour le premier lot, une transcription manuscrite, bornée toutefois aux chansons (FRAN_0011_03077_L.jpg à FRAN_0011_03094_L.jpg).

L’année d’après, au retour de leur enquête en Haute-Loire avec le linguiste Pierre Nauton, Claudie Marcel-Dubois et son adjointe Maguy Pichonnet-Andral font halte à La Roseraie pour enregistrer de nouveau la Fraisie.

Photographiées par Maguy Andral, Claudie Marcel-Dubois enregistrant la Phraisie
Claudie Marcel-Dubois (de dos) enregistre la Phraisie à Montcocu, août 1946 (cliché Maguy Pichonnet-Andral)


Le 25 août 1946 sont gravés sur disques 4 contes et 33 chansons, dont 23 sont nouvelles, 10 faisant l’objet d’un réenregistrement (FRAN_0011_03034_L.jpg à FRAN_0011_03036_L.jpg, FRAN_0011_03039_L.jpg et FRAN_0011_03040_L.jpg).

Dix-huit photographies (collection Ph.1949.063), prises par les deux enquêtrices pendant ou en marge de la session d’enregistrement, complètent la collecte: comme le précise l’inventaire manuscrit qu’elles en ont dressé (FRAN_0011_03025_L.jpg), quatorze clichés portraiturent l’informatrice, deux autres montrent l’extérieur et l’intérieur de sa maison, les deux dernières intéressent une ferme du voisinage et deux de ses occupants.

Derniers séjours à Moncocu (1947-1950)

L’enquête reprend en 1947, semble-t-il par les soins de la seule Pichonnet-Andral, à un moment de l’année que la documentation disponible ne permet pas de préciser et pour des résultats dont il n’est pas davantage possible de cerner la consistance. En mars 1948, Rivière écrit à Euphrasie Pichon pour lui annoncer la prochaine arrivée du couple d’enquêtrices et la prier de bien vouloir réinterpréter à leur intention des chansons « dont les paroles avaient été notées par Mlle de Félice » mais dont les airs font défaut (FRAN_0011_02902_L.jpg). Il est cependant douteux que de nouveaux enregistrements aient été réalisés ce printemps-là car il n’en subsiste aucune trace dans les archives sonores du MNATP aujourd'hui conservées au Mucem et aux Archives nationales.

Il est enfin établi que Marcel-Dubois et Andral ont continué encore deux ans leurs séjours estivaux à La Roseraie, assistant en particulier à la bénédiction de la maison sollicitée par sa propriétaire, fille d’instituteurs laïques qui opérait alors un spectaculaire retour à la religion de ses ancêtres. Il n’en a pas pour autant résulté un ultime enrichissement de la collecte ; ce n’était probablement plus envisageable en 1949, le poids de l’âge se faisant sentir pour la Fraisie qui décède en février1950 dans sa 87e année. Sa disparition précède de peu la dislocation de la petite communauté, saisonnière et majoritairement féminine, dont elle était le ciment: Suzanne Pinault met en location l’ancienne maison de famille qu’elle finit par vendre, la retraite venue, pour s’installer dans le midi de la France. Marcel-Dubois et Andral restent cependant en contact avec la famille Bouchaud, voisine et amie d’Euphrasie Pichon comme de Suzanne Pinault.

Une restitution inaboutie

Ni la liste des travaux publiés de C. Marcel-Dubois ni celle de M. Pichonnet-Andral ne comportent de titre restituant les apports d’un terrain qui les a pourtant si vivement marquées. Il faut se contenter d’une nécrologie rédigée par Marcel-Dubois et publiée dans Le Mois d’ethnographie française (janvier-mars 1950) et de trois notices du catalogue de l’exposition du MNATP sur les Bergers de France (1962), qu’elle co-signe avec Ariane de Félice, soit au total à peine trois pages dédiées à la mémoire de la Fraisie, sans réelle portée scientifique.

Sans doute ce catalogue annonçait-il dans une note de bas de page la publication du recueil des contes et chansons de la Fraisie, dont une vitrine de l’exposition montrait le tapuscrit intitulé Mission en Bas-Berry (1943-1946), Euphrasie Pichon, une conteuse et chanteuse berrichonne (FRAN_0011_03145_L.jpg à FRAN_0011_03423_L.jpg).

Un livre a donc été projeté mais sa genèse comme les raisons de sa non-parution n’ont pu être élucidées. Qui en a pris l’initiative et à quel moment, qui en a coordonné l’élaboration, quelles étaient ses perspectives de publication et pour quelles raisons n’est-il finalement pas paru, autant de questions qu’il faut laisser sans réponse. Les deux exemplaires du tapuscrit qui figurent dans les collections publiques (aujourd’hui conservés au Mucem et aux Archives nationales) portent la date de 1958, soit une décennie après le dernier terrain. La page de titre cite les noms des trois ethnologues, tout en bornant la contribution de Marcel-Dubois et de Pichonnet-Andral à leurs enregistrements. De fait l’étude introductive a été rédigée par la seule Ariane de Félice ; il en va de même pour les courtes notices qui suivent les transcriptions des contes et des chansons, et qui précisent pour chacun la « provenance », autrement dit les circonstances d’apprentissage par, ou de transmission à, la Fraisie, aussi souvent du moins que l’informatrice s’en est souvenue. Ce travail paraît également s’inscrire dans le prolongement de la thèse complémentaire de d’A. Félice, soutenue en 1957, où elle avait proposé l’édition scientifique de « contes traditionnels recueillis [par ses soins] dans une région du Bas-Poitou en 1942-1943 ».

Le tapuscrit exposé en 1962 est très probablement l’un de ceux confiés au musée en 1958 ; pas plus que l’autre, il ne semble avoir été retouché entre sa remise et cette présentation, et pas davantage depuis. Or, en l’état, il était impropre à l’impression car, pour beaucoup de pièces, les dates d’enregistrement comme les numéros d’inventaire des phonogrammes manquaient à l’appel. Marcel-Dubois et Andral disposaient de ces informations mais n’ont rien dit des obstacles qui auraient empêché leur incorporation dans une version retravaillée du recueil du répertoire de la Fraisie. On sait en revanche que de graves problèmes de santé ont assailli Ariane de Félice tout au long des années 1960: l’éloignant régulièrement du musée, ils ont pu entraver les démarches qu’elle aurait envisagé d’accomplir auprès de ses collègues pour qu’elles lui fournissent les références lacunaires. L’affaire, qui n’avait jamais présenté un caractère d’urgence, s’est donc trouvée classée par son inaboutissement même. Néanmoins, quelques extraits du recueil ont paru, dès 1961, à l’initiative de Marie-Louise Tenèze dans une publication en série allemande, fort mal diffusée en France au demeurant ; quelques autres ont été dévoilés, bien plus récemment (2008), par les soins de Daniel Bernard dans une publication dont les références figurent les notices bibliographiques associées.

Les acteurs

Deux autres personnes doivent être évoquées dans le contexte de cette enquête:
Arianne de Félice et Suzanne Pinaut.

Félice, Ariane de (1920-2004)
Née à Paris le 23 juillet 1920, Ariane de Félice est la fille de Léonore de Neufville et du pasteur Philippe de Félice (1880-1964). Elle appartient à une grande famille protestante d’origine romaine, fondée par l’éditeur et encyclopédiste Bartolomeo de Felice (1723-1789). Nièce de l’homme politique Pierre de Félice (1896-1978), cousine de l’avocat Jean-Jacques de Félice (1928-2008), défenseur indéfectible des droits humains et adepte de la non-violence, elle avait pour père un homme d’étude autant que de foi. Élève de Marcel Mauss, Philippe de Félice a plus tard mais longtemps exercé les fonctions de conservateur de la bibliothèque de la Société d’histoire du protestantisme. Son intérêt pour l’histoire comparée des religions, la mythologie et pour l’ethnologie ne semble pas étranger à la vocation anthropologique d’Ariane. C’est sans doute à l’École du Louvre, dont elle suivait les cours, qu’elle rencontre Georges Henri Rivière, lequel la recrute au début de l’été 1941 pour un des chantiers de lutte contre le chômage intellectuel confiés au MNATP, avant de la faire entrer au CNRS. Début 1942, il lui confie, ainsi qu'à Edith Mauriange, la préparation du catalogue du conte populaire français en leur enjoignant de suivre la classification internationale Aarne-Thompson. Mais il l'incite aussi à s’initier à l’enquête ethnographique, ce qu'elle fait à la fin de l’été 1942 en recueillant des contes dans quelques villages de la Vendée protestante. Elle n’est donc pas tout à fait novice et il semble surtout qu'elle a trouvé là sa vocation quand elle rencontre Euphrasie Pichon, auprès de qui elle accomplit trois missions entre 1943 et 1945. En 1946-1947, une bourse lui permet d’effectuer un séjour d’étude aux États-Unis, qui se déroule principalement à l’université d’Indiana, siège du Folklore Institute of America, où elle rencontre Stith Thompson, le continuateur de la classification des contes populaires européens conçue par Antti Aarne ; elle découvre à la Smithsonian Institution l’ampleur des collectes sonores des folkloristes états-uniens, notamment en matière de chansons, et elle enquête dans les îlots francophones du Michigan, de Nouvelle-Angleterre et de Louisiane. Après son retour en France, elle reprend sa carrière de chercheuse au MNATP. Les années 1950 sont très productives: A. de Félice publie un recueil de contes de Haute-Bretagne (1954), soutient en 1957 ses deux thèses (doctorat d’État et thèse secondaire), au reste assez mal reçues par un jury où ne siégeait qu’un seul ethnologue, André Leroi-Gourhan, ce qui explique sans doute qu’elles soient l’une et l’autre demeurées inédites, et elle met enfin en forme le recueil des contes et des chansons d’Euphrasie Pichon (1958), dont l’inachèvement semble plutôt imputable à ses collègues ethnomusicologues. Si elle continue à enquêter auprès des conteurs paysans (Bretagne, Périgord) tout au long des années 1960 au cours desquelles ses liens avec le MNATP se dissolvent, ses recherches portent désormais surtout sur le théâtre médiéval, notamment la farce et la pantomime, et sur ses liens avec le conte populaire et les jeux traditionnels: elles alimentent quelques publications dont aucune n’est postérieure à 1987. Retirée en Dordogne, A. de Félice décède à Périgueux le 23 octobre 2004.

Pinaut, Suzanne (1898-1974)
Sans jamais apparaître en première ligne, Suzanne Pinault a pourtant tenu un rôle déterminant dans l’enquête du MNATP en Bas-Berry: sans elle, Georges Henri Rivière n’aurait pas découvert Euphrasie Pichon ni, a fortiori, enjoint à Ariane de Félice, Marcel-Dubois et Pichonnet-Andral d’aller enquêter à Montcocu, le village de l’Indre où elle vivait depuis 1886. Pinault y avait elle aussi des attaches familiales, pour y avoir hérité d’une propriété qu’elle avait rénovée et dont elle avait transformé le jardin en roseraie.
Le talent pour le dessin qu’elle a manifesté très tôt lui vaut d’être envoyée à Paris, à peine âgée de dix-sept ans, pour suivre une formation en arts décoratifs que sanctionne en 1924 le certificat d’aptitude à l’enseignement de la composition décorative. En décembre de la même année, elle est recrutée comme professeur de dessin appliqué à la broderie à l’école d’arts appliqués pour jeunes filles alors implantée rue Duperré (Paris, IXe). Elle fait l’essentiel de sa carrière dans cet établissement créé en 1864 par l’éducatrice Élisa Lemonnier (1805-1865), fondatrice de la Société pour l’enseignement professionnel des femmes, et qui a été municipalisé en 1906. Militante de la cause de l’enseignement technique féminin, Pinault écrit des manuels et publie, surtout après la guerre, des articles dans les revues pédagogiques de référence comme Technique Art Science ou L’éducation professionnelle. Mais cette spécialiste du tissage, de la filature et de la dentelle est aussi une créatrice attentive à l’évolution des arts visuels de son temps: en 1930, elle fait décorer son appartement parisien par Jacques Adnet, le fameux architecte d’intérieur de style art-déco.
La reconnaissance de son expertise lui vaut d’être associée à la préparation de l’exposition internationale des arts et techniques programmée à Paris en 1937. Pour son « centre régional » conçu comme la vitrine de la vitalité de l’artisanat français, elle reçoit deux commandes: le comité Berry-Nivernais lui confie la création d’un service de nappes et de serviettes de table, cependant qu’elle est chargée de faire l’état des lieux des traditions dentelières françaises par le conservateur du musée Galliera et par Pierre-Louis Duchartre, inspecteur des musées de France et spécialiste de l’imagerie populaire. Est-ce par l’intermédiaire de ce dernier ou en raison de son intérêt pour les coiffes paysannes, toujours est-il qu’elle entre dans le vaste cercle relationnel de Rivière au moment de la création du musée des ATP: dès 1938, il la missionne pour enquêter en Savoie sur l’artisanat du tricot ; il la sollicite de nouveau en 1945 pour réaliser l’inventaire des collections textiles du musée de Bayeux. Entretemps leur relation s’est approfondie au point que Pinault envisage de donner sa « maison et le terrain qui l’entoure » au MNATP « pour y créer un centre de recherche et de formation folklorique », cependant que Rivière prévoit « d’y installer des élèves de [son] cours à l’École du Louvre » (lettre du 19 novembre 1942 conservée au musée de la Chemiserie et de l’élégance masculine d’Argenton-sur-Creuse). À défaut d’être transformée en résidence étudiante, la Roseraie a bien hébergé, de 1943 à 1950, les chercheuses du MNATP qui enquêtaient à Montcocu, presque exclusivement auprès d’Euphrasie Pichon, la « Phraisie », et c’est principalement dans la salle à manger de la propriété, ou dans le jardin quand le temps s'y prêtait, que les enregistrements ont été réalisés.
Artiste-pédagogue, Pinault a aussi conçu une vraie passion pour l’artisanat d’art du Maghreb, découvert en 1930 sur le terrain, notamment en Kabylie, grâce à une bourse du Comité du centenaire de la conquête de l’Algérie: elle collectionne les broderies et les bijoux dont les motifs inspirent ses créations. Entre 1949 et 1951, elle séjourne chaque année au Maroc ou en Algérie, qu’elle soit missionnée par la direction de l’enseignement technique ou qu’elle voyage à titre privé. En 1957, elle saute le pas et quitte l’École Duperré pour Tunis où elle est nommée par le gouvernement Bourguiba inspectrice des travaux féminins, chargée de coordonner les centres de formation artisanaux. Deux ans plus tard, elle postule à l’École des beaux-arts d’Alger où elle termine sa carrière, au moment de l’accession de l’Algérie à l’indépendance.
Rentrée en France, elle se réinstalle d’abord à la Roseraie mais la survenue de problèmes de santé suivie d’un séjour en maison de repos à Hyères (Var) la convainc que le climat méditerranéen lui réussira mieux et elle s’y transfère en 1967. Elle ne tarde pas à se lier avec l’équipe du musée municipal de la ville des palmiers, auquel elle confie ses collections de textiles (dentelles, broderies, tissages) et de bijoux. La  donation est honorée en 1972 d’une exposition intitulée « Les trésors de Mademoiselle Pinault » ; en 2009, la collection est mise intégralement en dépôt au musée de la Chemiserie et de l’élégance masculine, à Argenton-sur-Creuse, non loin du cimetière d’Éguzon où la donatrice repose depuis son décès en 1974.

Références bibliographiques

Barbillat, Émile) et Touraine, Laurian, Chansons populaires du Bas-Berry, coutumes, croyances et usages, rééd. Châteauroux et Vendœuvres:  La Bouinotte Éditions et Lancosme multimédia, 2019.
Bernard, Daniel et Bouchaud, Gilbert, Entre Marche et Berry, coutumes, croyances et usages, Saint-Cyr-sur-Loire, Alan Sutton, 2008.
Félice, Ariane de et Marcel-Dubois, Claudie,  «Une bergère conteuse et chanteuse:  la Phraisie», dans Musée national des arts et traditions populaires, Bergers de France, catalogue de l’exposition présentée du juillet au 19 novembre 1962, Paris, Réunion des musées nationaux, 1962, p. 275.
Gaillard, Nathalie (dir.), Suzanne Pinault, Passion Textile, catalogue de l’exposition présentée au musée de la chemiserie et de l’élégance masculine, Argenton-sur-Creuse, 2010.
Marcel-Dubois, Claudie,  «Collections musicales» [nécrologie d’Euphrasie Pichon] dans Le mois d’ethnographie française, janvier-février 1950, p. 5.

Le répertoire de la Phraisie

Ariane de Felice, puis Claudie Marcel-Dubois et Maguy Andral se sont intéressées de près au répertoire de la chanteuse et conteuse berrichonne, présenté dans un article à part. 

Les archives de l'enquête

Les archives sonores

Les enregistrements réalisés les 21 et 22 décembre 1943 (au nombre de 55) puis le 25 août 1946 (48) ont été initialement gravés sur des disques souples, respectivement au nombre de 47 et de 40. 
Ils ont été réunis dans deux « collections » de la phonothèque du MNATP auxquels ont été attribués les numéros d’inventaire MUS1944.001 et MUS1946.009. Le contenu des disques a été transféré en 1968 sur bandes magnétiques, qui ont elles-mêmes été numérisées au début des années 2000, dans le cadre du plan de numérisation du ministère de la culture. 

Dans la courte notice nécrologique que Marcel-Dubois a consacrée à Euphrasie Pichon dans Le Mois d’ethnographie française (janvier-février 1950, p. 5), elle relève comme raretés parmi les chansons enregistrées ou du moins entendues un chant de briolage (MUS1946.009.018), le « Flambeau d’amour » (MUS1946.009_017) et la « Belle au jardin d’amour » (MUS1946.009.011). Elle mentionne également la « Fille soldate » et « Sur le pont de Nantes » dont les enregistrements font malheureusement défaut. Étonnamment, le répertoire de la Fraisie recoupe de façon parcimonieuse la publication de référence sur la chanson traditionnelle dans l’aire géographique concernée, à savoir les cinq volumes de Chansons populaires dans le Bas-Berry qu’Émile Barbillat et Laurian Touraine (B&T) ont fait paraître entre 1912 et 1931, en se fondant sur une collecte opérée durant les décennies où la Fraisie était dans la force de l’âge. On ne relève en tout cas qu’une dizaine de titres communs: Bonjour belle bergère (B&T, III-39), J'ai un coquin de frère (B&T, III-54), Le ramoneur (B&T, V-103), Mon père avait 500 moutons (B&T, III-25), Mon père me donne un mari (B&T, V-85), M’y promenant tout le long de ce vert pré, j’ai entendu le beau marinier chanter (B&T, V-153), Oh ! c’est la belle dans son jardin d'amour (B&T, II-43), Oh ! l’autre jour en m’y promenant le long de ces turlututus (B&T, I-119), Qui veut savoir une chanson nouvelle (B&T, III-29), et Un soir m'y promenant par un beau clair de lune (B & T, V-117); s’y adjoindrait également Sur le pont de Nantes (B&T, IV-119), au caractère de rareté sans doute à reconsidérer.

Les archives textuelles

Les données textuelles qu’a suscitées l’enquête au long cours auprès d’Euphrasie Pichon peuvent être réparties en quatre sous-ensembles qui ressortissent en majorité des typologies documentaires habituelles. Ce sont d’abord des correspondances, ici à la fois peu nombreuses (deux seulement) et tardives: dans la première, datée du 4 juin 1946 (FRAN_0011_02900_L.jpg et FRAN_0011_02901_L.jpg), Claudie Marcel-Dubois donne des nouvelles de son rétablissement à ses deux « patrons », Georges Henri Rivière et Marcel Maget, depuis Montcocu où elle est en convalescence chez Suzanne Pinault, ce qui lui permet de voir régulièrement la Fraisie; celle-ci est la destinataire de la seconde, par laquelle Rivière  l’informe, le 24 mars 1948, de la prochaine arrivée du tandem Marcel-Dubois - Pichonnet-Andral (FRAN_0011_02902_L.jpg).


Viennent ensuite les documents établis sur le terrain: seuls en ressortissent de façon certaine les deux carnets d’enregistrement. Ils intéressent l’un et l’autre la session des 21 et 22 décembre 1943: le premier comporte pour chacune des chansons de précieuses indications sur leur transmission, communiquées par la Fraisie à Marcel-Dubois qui les y a notées à la volée (FRAN_0011_02906_L.jpg à FRAN_0011_02938_L.jpg); le second résume, plus platement, disque après disque, le contenu des prises de sons (FRAN_0011_02939_L.jpg à FRAN_0011_02964_L.jpg).

Le troisième sous-ensemble, matériellement le plus important mais aussi le plus hétérogène, rassemble les documents d’exploitation de l’enquête: ce sont tous des documents de travail, agencés sans aucun souci de mise en forme puisque réservés à l’usage exclusif des enquêtrices. Griffonnés, râturés, pas toujours lisibles, rarement datés, ils sont inégalement exploitables. Semblent l’être assez peu les trois cahiers de musique  (FRAN_0011_03008_L.jpg à FRAN_0011_03010_L.jpg; FRAN_0011_03012_L.jpg à FRAN_0011_03019_L.jpg; FRAN_0011_03021_L.jpg à FRAN_0011_03023_L.jpg), même s’il est intéressant de constater que les transcriptions sont souvent non mesurées, peut-être pour restituer les variations rythmiques incessantes du chant de la Fraisie mieux que le ne ferait une écriture strictement cadencée. Plus accessibles et surtout très complémentaires sont les différents jeux de transcriptions de chansons. En effet, ils restituent soit les paroles (FRAN_0011_03032_L.jpg, FRAN_0011_03042_L.jpg à FRAN_0011_03099_L.jpg) soit le premier couplet ou le refrain avec la notation de sa ligne mélodique (FRAN_0011_03101_L.jpg à FRAN_0011_03144_L.jpg); aucun n’est exhaustif, l’écriture varie du cursif au calligraphié, de même qu’alternent les autographes des trois enquêtrices. Il y a encore les listes: certaines inventorient sommairement les enregistrements (FRAN_0011_03028_L.jpg, FRAN_0011_03029_L.jpg, FRAN_0011_03033_L.jpg à FRAN_0011_03036_L.jpg, FRAN_0011_03039_L.jpg et FRAN_0011_030340_L.jpg), ainsi que les photographies  (FRAN_0011_03025_L.jpg) ; d’autres dressent des états de ce qui a été réalisé comme des lacunes persistantes (FRAN_0011_02902_L.jpg, FRAN_0011_03030_L.jpg, FRAN_0011_03031_L.jpg, FRAN_0011_03033_L.jpg, et FRAN_0011_03038_L.jpg); elles apportent donc un précieux témoignage sur la méthode suivie, aussi tâtonnante qu’opiniâtre. Et il y a enfin deux feuillets, qui ne semblent pas avoir été détachés du même carnet et qu’il ne faut surtout pas négliger car ils livrent d’utiles notations sur la Fraisie (FRAN_0011_02903_L.jpg) et sur ses voisins, les Bouchaud (FRAN_0011_02905_L.jpg) demeurés des familiers de Marcel-Dubois et de Pichonnet-Andral bien après la disparition de la Fraisie.

Le cycle des données textuelles se clôt enfin sur un document de restitution, même s’il n’a pas été publié du vivant de sa principale autrice. Il s’agit du recueil dactylographié des contes et chansons de la Fraisie (FRAN_0011_03145_L.jpg à FRAN_0011_03423_L.jpg) qu’Ariane de Félice a tenté de mettre au point à la fin des années 1950. Ce dactylogramme n’a pas son équivalent dans les archives qui constituent le corpus des Réveillées et il achève de souligner la singularité de l’enquête en Bas-Berry, la seule consacrée à une informatrice unique avec laquelle les enquêtrices avaient noué une relation durable, avant d’honorer sa mémoire.

Les photographies

À aucun de leurs séjours à Montcocu du vivant de la Phraisie, les enquêtrices CNRS-ATP n’ont été accompagnées par un photographe, et notamment le photographe-dessinateur attitré du MNATP, Pierre Soulier
(1913-1988). Il faut donc supposer que c’est avec l’appareil photographique personnel de Marcel-Dubois qu’une première série de clichés a été réalisée le 25 août 1946, alors qu’Euphrasie Pichon avait déjà 83 ans. Cette série, qui avait reçu au MNATP le numéro d’inventaire Ph.1949.063, comprend 18 vues, n'est malheureusement pas disponible.

Fin janvier 1954, au terme d’un périple qui les a menées en Bourgogne (enquête Corpeau-Beaune), à Barjols (enquête Provence I) puis à Toulouse, Marcel-Dubois et Pichonnet-Andral font une halte à Montcocu. Cette fois, Pierre Soulier, qui était de la partie depuis le début du circuit, est resté à leurs côtés. Ce « collaborateur technique » que le CNRS a affecté comme elles au MNATP est aussi remarquable photographe que dessinateur. Après les magnifiques séries qu’il a réalisées chez le viticulteur Louis Lafouge en Bourgogne, sur la fête de la Saint-Marcel puis dans l’atelier de Marius Fabre à Barjols, il prend une vingtaine de vues de l’ancienne maison de la Fraisie, tant de l’intérieur que de l’extérieur, qu’il complète avec quelques clichés de la campagne avoisinante (collection Ph.1954.020). Toutes sont accessibles en ligne sur le site du Mucem et seront prochainement disponibles sur le site Les Réveillées.

Dans leur ouvrage Entre Marche et Berry (2008), Daniel Bernard et Gilbert Bouchaud reproduisent quelques photographies tirées des albums familiaux du second:  prises pour les unes du vivant de la Fraisie, pour d’autres à la fin des années 1950, elles attestent de la cordialité des liens noués par Marcel-Dubois et Andral avec leurs relations berrichonnes, comme du soin avec lequel elles les ont entretenus.

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Rédacteur: François Gasnault
Remerciements à Daniel Bernard et à Solange Panis