Un musée à la source de l’ethnomusicologie du domaine français et francophone

Georges Henri Rivière en 1982 devant la vitrine musique qu'il avait conçue (ph. MNATP)
Georges Henri Rivière en 1982 devant la vitrine musique qu'il avait conçue (ph. MNATP)

Le musée des arts et traditions populaires

Origines et fondation

En France, les sciences de l’homme et de la société ont pris leur envol non pas à l’université mais dans des musées qui juxtaposaient l’héritage des cabinets de curiosités de l’époque des Lumières aux prises de guerre des troupes coloniales. Ainsi est-ce au musée d’ethnographie du Trocadéro (MET), fondé en 1878 à la faveur de l’exposition universelle, que l’ethnologie a commencé à s’affranchir de l’anthropologie physique, même si le terme dans son acception disciplinaire s’est imposé bien après. Dans l’entre-deux-guerres, l’établissement a organisé de grandes expéditions en Afrique sub-saharienne, dont la fameuse mission Dakar-Djibouti (1931-1933).

En 1937, Georges Henri Rivière, jusqu’alors sous-directeur du MET, qui va devenir le Musée de l’Homme, se voit confier par Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale, la création du musée national des arts et traditions populaires (MNATP), dédié à la conservation et à la valorisation du folklore français. Il en fait aussitôt le poste de pilotage de grandes enquêtes collectives, comme celle sur l’architecture rurale : elles permettent à la fois de réunir des matériaux ethnographiques et d’enrichir les collections de la nouvelle institution, dont le personnel scientifique est en partie composé de chercheurs affectés par le CNRS pour travailler qui sur le conte, qui sur le costume, qui sur le mobilier, etc. C’est donc dès l’origine que le MNATP est un « musée-laboratoire », selon la formule, pour ne pas dire le "mantra" de Rivière. A dire vrai, nécessité a fait loi, vu la maigreur de la dotation en personnel consentie par l’administration des beaux-arts…

Du palais de Chaillot au "nouveau siège"

Sous la 5e République, le développement du MNATP est entravé sur le plan matériel car il ne peut déployer des collections permanentes en constante expansion dans l’aile du palais de Chaillot où il est trop étroitement logé. Il dispose cependant d’une salle où il peut présenter des expositions temporaires qui ont un grand retentissement. Rivière milite opiniâtrement pour la construction d’un "nouveau siège", qui trouve son point de chute au bois de Boulogne, en bordure du Jardin d’acclimatation, mais il est mis à la retraite en 1967 avant la livraison du bâtiment conçu par l’architecte Jean Dubuisson.
Aussi est-ce en tant que conservateur en chef honoraire qu’il assiste dans la première moitié des années 1970 aux inaugurations successives de la "galerie scientifique" puis de la "galerie culturelle", dont il a pourtant conçu les programmes muséographiques dans leurs moindres détails, de même qu’il a veillé à ce que leur réalisation matérielle applique scrupuleusement les principes scénographiques qu’il a dégagés.

Vue d'une vitrine dédiée à l'ethnomusicologie au musée créée en 1975 (ph.1996.81.7)
Vue partielle de la vitrine "Musique" dans la Galerie dite "scientifique", présentant certains des instruments que Claudie Marcel-Dubois et Maguy Pichonnet-Andral ont fait entrer dans les collections nationales, après les avoir étudiés sur le terrain (photo MNATP).


Déclin et fermeture

L’ouverture du nouvel équipement culturel ne passe pas inaperçue et la programmation d’expositions, de colloques et de conférences touche d’abord un vaste public qui fait au même moment le succès de livres comme Le cheval d’orgueil (Pierre-Jakez Helias) ou Montaillou, village occitan (Emmanuel Le Roy Ladurie). Mais cet engouement pour la ruralité est une mode qui retombe vite : il ne faut pas une décennie pour que la fréquentation décroisse, inexorablement. S’ensuit pour le musée une crise d’identité que les directions successives ne parviennent pas à enrayer et que relance au contraire, dans la décennie 1990, l’ouverture du grand débat public sur le régime de Vichy car il remémore l’attitude opportuniste, plus que complaisante, de Rivière subordonnant tout, sous l’Occupation, à la survie de son projet muséal. La fin de l’histoire coïncide avec celle du siècle : par deux décisions gouvernementales, prises en 2000, le MNATP disparaît au profit d’un "musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée" (MUCEM) et ses collections sont vouées à déménager à Marseille. Le bâtiment du bois de Boulogne ferme ses portes au public en juin 2005. Le nouvel établissement, construit près des bassins de la Joliette, est inauguré en 2013.

Le laboratoire du musée : de l’autarcie à l’association au CNRS

Le laboratoire d’ethnographie française

À partir de 1945 et pour les seize années qui suivent, l’organigramme du MNATP comprend un "laboratoire d’ethnographie française", dirigé par Marcel Maget, l’adjoint de Rivière. La création de la Société d’ethnographie française (SEF) et celle de la revue Arts et traditions populaires achèvent d’insérer les chercheurs du musée-laboratoire, presque tous de statut CNRS, dans les réseaux de sociabilité savante. Cependant il n’y a guère d’échanges au sein de ce qui est à peine une équipe, au reste peu fournie et dont chaque membre s’épuise à couvrir l’une des thématiques dégagées par Arnold Van Gennep dans son Manuel de folklore français. En 1962, quand Maget démissionne pour partir enseigner la sociologie à l’université de Dijon, cela fait un an qu’a commencé à Plozévet, en pays bigouden, une grande enquête pluridisciplinaire où l’anthropologie tient une grande place mais à laquelle le MNATP n’a pourtant pas été invité à participer. Dès 1963, Rivière réplique par une action démontrant sa volonté de mener une recherche collective d’envergure et la capacité de son établissement à la coordonner. Il monte une "Recherche coopérative sur programme" (RCP) qui va porter sur l’Aubrac mais dont l’enjeu essentiel relève plutôt du management scientifique : il s’agit d’impliquer tous les chercheurs affectés au musée par le CNRS et de les amener à travailler ensemble sur des thématiques communes ou reliées. En 1967, sans attendre que l’enquête aubracoise s’achève et alors qu’il va devoir quitter ses fonctions, Rivière déclenche une seconde RCP, sur le Châtillonnais, en association avec le Collège de France (Laboratoire d’anthropologie sociale) et la VIe section de l’École pratique des hautes études (Centre de recherches historiques) ; elle se poursuit jusqu’au printemps 1968 sous la coordination de son successeur pressenti, le sociologue Jean Cuisenier.

Le Centre d’ethnologie française

Les grandes manœuvres dans le Massif central et en Bourgogne préparent puis accompagnent la résurrection d’une structure de recherche composante du musée mais, cette fois, associée au CNRS : le Centre d’ethnologie française (CEF) est officiellement créé en janvier 1966 et il est entendu que sa direction se cumule avec la conservation en chef du MNATP. Il faut toutefois attendre deux ans pour que le CEF commence réellement à fonctionner, après la nomination de Jean Cuisenier dans la double responsabilité. Assistant de Raymond Aron à la Sorbonne, il s’était initié au management d’une communauté de chercheurs au Centre de sociologie européenne. Dans un musée que son transfert au bois de Boulogne bouleverse car il fait de la rencontre avec le public une expérience quotidienne, il doit s’attacher à rendre plus consistant et plus fécond le dialogue entre chercheurs et conservateurs, mais aussi à articuler les programmes de recherche avec les collections, existantes ou à configurer. Sous son impulsion, la SEF devient la Société d’ethnologie française et sa revue Arts et Traditions Populaires, renommée Ethnologie française, fait écho aux travaux des chercheurs du CEF. Respectivement directeur et maître de recherche au CNRS, Marcel-Dubois et Pichonnet-Andral siègent l’une et l’autre au conseil de laboratoire, comme au conseil d’administration de la SEF que la première préside entre 1974 et 1987 ; la seconde est élue directrice adjointe du CEF en 1984 et exerce cette fonction jusqu’à son départ à la retraite en 1987.

De la "musicologie folklorique" à l’ethnomusicologie en contexte muséal

Ethnographie musicale et musée de folklore

Excellent musicien de formation classique, amateur passionné de jazz, compositeur occasionnel de chansons pour Joséphine Baker, Rivière a fait entrer la musique au MET en s’attachant le concours d’André Schaeffner, qui a été le pionnier, en France, de l’ethnographie musicale. Membre de l’expédition Dakar-Djibouti, Schaeffner a réalisé à cette occasion les premiers enregistrements de musique d’Afrique sub-saharienne entrés dans les collections publiques. Pour le suppléer durant sa longue absence, Rivière s’attache en 1934 le concours d’une ancienne élève du Conservatoire née en 1913, qui suit les cours de l’École du Louvre : Claudie Marcel-Dubois.

Claudie Marcel-Dubois sur le terrain en 1960 (Mucem, ph.1960.16.11)
Claudie Marcel-Dubois s’entretient à Saint-Simon (Cantal), le 7 octobre 1959, avec Guillaume Morzière, joueur de cabrette et facteur d’anches pour cet instrument (cliché Pierre Soulier, Mucem Ph.1960.016.011)


La future fondatrice de l’ethnomusicologie du domaine français devient ainsi une collaboratrice occasionnelle du musée, où elle travaille par intermittence (le MET est alors devenu le musée de l’Homme), en organisant par exemple des séances d’écoute commentée de disques. En 1937, déjà en responsabilité du MNATP, Rivière lui confie le secrétariat du Congrès international de folklore qui se tient au palais de Chaillot fraîchement inauguré. Il n’est donc pas surprenant qu’il fasse de nouveau appel à elle en 1939, quand se prépare la mission de folklore musical en Basse-Bretagne, d’autant qu’elle a été recrutée par le CNRS un an auparavant comme « aide-technique ». Et c’est pour préparer la publication des résultats de ce premier terrain que, sous l’Occupation, Marcel-Dubois rejoint définitivement et bientôt exclusivement le MNATP. L’enlisement du projet d'édition n’empêche pas que lui soit confiée en juin 1944 la responsabilité d’un « service de musicologie folklorique » ainsi que la création de la phonothèque du musée. À partir de décembre 1945, elle est assistée dans cette double fonction par Maguy Pichonnet-Andral.

Maguy Andral enquêtant sur le jeu de l'accordéon dans les Landes en 1966
Maguy Pichonnet-Andral, à droite, enregistre Gabriel Piotton à l'accordéon diatonique, en présence de Mme Marquefave et de ses enfants, quartier du Chourd à Luxey (Landes), 10 juin 1965 (cliché Claudie Marcel-Dubois, Mucem, Ph.1966.099.068).


L’attelage perdure officiellement jusqu’en 1981, en pratique six ans de plus, jusqu’au départ à la retraite de la cadette qui avait laissé un bureau à la disposition de son aînée.

Rechercher, conserver

À cette constance dans l’incarnation à deux têtes fait écho la permanence de la structure à deux branches – scientifique et patrimoniale – dont elles ont la charge.
Le service de musicologie folklorique est rebaptisé dès 1946 « d’ethnologie musicale », locution remplacée en 1954 par le néologisme « ethnomusicologie » ; deux ans plus tard, le service est promu « département ».
Le terme de phonothèque désigne en revanche invariablement le service de conservation, dont les collections ne cessent de s’accroître, tout en s’adaptant au changement des standards industriels, du disque à gravure directe à la cassette audio (K7), en passant par la bande magnétique, qui devient le support de référence au prix d’opérations répétées de report et de sauvegarde. Parallèlement, une part importante des crédits d’investissement attribués au musée-laboratoire tant par le ministère de la Culture (musées de France) que par le CNRS sert au renouvellement des appareils d’enregistrement et de lecture des phonogrammes comme à l’équipement d’un studio de prise de sons.

Le domaine français de l’ethnomusicologie

Marcel-Dubois et Pichonnet-Andral sont ainsi présentes sur tous les fronts, le terrain de l’enquête ethnographique, l’acquisition d’instruments de musique et d’objets paramusicaux pour l’enrichissement des collections du musée, le catalogage des entrées de tous types, la publication d’articles, la formation à la recherche et la direction de jeunes chercheurs, ou encore la participation aux instances scientifiques, françaises et internationales, dans les champs de l’ethnologie, de la musicologie et de la muséographie instrumentale. De la sorte elles construisent et elles incarnent durant plusieurs décennies l’ethnomusicologie du domaine français, presque seules ou en position hégémonique. Parallèlement, dans l’enceinte longtemps voisine du musée de l’Homme, une équipe vite plus fournie en fait autant, si ce n’est que le fonctionnement est moins vertical et la relève mieux préparée.

Le "grand partage" originel entre les deux établissements patrimoniaux a eu des causes beaucoup plus institutionnelles qu’intellectuelles, où la rigidité des filières administratives, conjuguée aux affinités et aux inimitiés, a pesé davantage que les problématiques scientifiques. Mais il a déterminé, jusqu’à aujourd’hui, le développement de la discipline en France, alors même que les recherches ne se mènent plus du tout dans l’enceinte muséale, les laboratoires ayant migré depuis les années 1990 dans les établissements d’enseignement supérieur.

Marcel-Dubois et Pichonnet-Andral, chefs de mission

Les archives ethnographiques éditorialisées par le site Les Réveillées ont été constituées par deux chercheuses CNRS attachées au MNATP, Claudie Marcel-Dubois (1913-1989) et Maguy Pichonnet-Andral (1922-2044).
Leur existence professionnelle, à partir de 1939 pour la première, de 1946, pour la seconde, et jusqu'en 1984 pour les deux, a ainsi été rythmée par les nombreuses missions sur le terrain qu'elles ont effectuées parfois seules, plus souvent avec un ou deux collaborateurs, très exceptionnellement enfin au sein d’équipes pluridisciplinaires plus fournies.

Si, pour l'aînée, la première de ces expéditions intervient cinq ans après ses débuts au musée d'ethnographie du Trocadéro, pour la seconde à peine un semestre sépare son recrutement de son initiation au terrain.

Claudie Marcel-Dubois observe les geste d'un facteur d'instrument (ph.1957.124.213)
Claudie Marcel-Dubois observe le menuisier Joseph Bolmont fabriquant une épinette des Vosges, Le Val d'Ajol (Vosges), 11 octobre 1957 (cliché Pierre Soulier, Mucem Ph.1957.124.213)

Pendant quarante-cinq ans pour l'une, guère moins de quarante pour la cadette, ce sont les enquêtes qui ont donné du mouvement, du relief et de la couleur à leurs carrières, en les extrayant de la routine à laquelle les aurait vouées sinon la seule gestion de la phonothèque du musée dont elles étaient également coresponsables. Elles ont aussi tissé la trame à partir de laquelle s’est déroulée la chronique de parcours professionnels dont l'un semble le décalque, ou la réplique un peu plus pâle, de l'autre. C’est pourquoi elles forment le fil d'Ariane que le site Les Réveillées invite à suivre, d'un terrain au suivant.

À l’évidence, cette épreuve inlassablement renouvelée de l'enquête a assis la légitimité de Marcel-Dubois et de Pichonnet-Andral. Elle leur a en effet conféré l’autorité sans laquelle elles n’auraient pu atteindre l'objectif à la fois institutionnel et scientifique qu'elles s'étaient fixé, à savoir l'invention d'un champ de recherche, celui de l'ethnomusicologie de la France, et sa reconnaissance dans le paysage des sciences humaines et sociales. Mais il semble qu’au moins pour Marcel-Dubois, l’ambition épistémologique et les contours du projet aient émergé et se soient imposés bien avant l’action, si précocement qu'ait commencé sa carrière d'enquêtrice.

On résumera donc ici ce que fut pour elle, puis ensuite pour sa comparse, le temps des apprentissages car il semble avoir aussi été celui de la gestation d’un programme, même si son énonciation n’a jamais dépassé le stade de l’esquisse. Ces années de formation doivent aussi retenir l’attention en raison des similitudes qui les caractérisent et qui ont, pour le moins, réuni les conditions d’une connivence étonnamment robuste, mais aussi à cause des disparités qui ont contribué à leur complémentarité.

Il faut d’abord retenir que, filles uniques l’une et l’autre, elles ont vécu une enfance immergée à la fois dans la musique et dans les malheurs du temps puisque la Grande Guerre et ses séquelles en ont fait des orphelines de père et des pupilles de la Nation.

Maguy Andral était partiquement toujours celle qui procédait aux enregistrements (ph.1960.16.19)
C'est Maguy Pichonnet-Andral qui, la plupart du temps, procédait aux enregistrements, comme ici à Saint-Simon (Cantal), le 7 octobre 1959 (cliché Pierre Soulier, Mucem ph.1960.16.19)

Toutefois les conditions matérielles étaient sans doute plus enviables pour Claudie, qui a grandi dans une solide aisance bourgeoise, que pour Maguy dont la mère, artiste lyrique, a dû, après son veuvage, chercher des engagements pour gagner sa vie et élever son enfant.

Apprentie pianiste, au Conservatoire de Paris puis au cours de Marguerite Long, Claude Dubois, devenue Claudie Marcel-Dubois, s’est lancée après son baccalauréat dans des études d’histoire de l’art asiatique et d’anthropologie, entamant des travaux de recherche pour rédiger les mémoires nécessaires à l’obtention des diplômes de l’École du Louvre et de l’École pratique des hautes études. Mais, à partir de 1934, elle a aussi enchaîné et parfois cumulé les emplois précaires de documentaliste, au musée d’ethnographie du Trocadéro, aux Archives internationales de la danse, au commissariat de l’exposition internationale de 1937, à la Bibliothèque nationale et enfin au CNRS où elle a fini par décrocher, en 1942, un emploi stable de chercheur.

Ce septennat de formation en alternance l’a amenée à côtoyer de fortes personnalités comme Georges Henri Rivière, les musicologues André Schaeffner et Curt Sachs, Pierre Tugal, directeur des Archives internationales de la danse, mais aussi à travailler en binôme avec ses contemporaines Jeannine Auboyer, future directrice du musée Guimet, et Ariane de Félice, première spécialiste du conte au MNATP avant le recrutement de Marie-Louise Tenèze. Sous le Front populaire, des stations de radio se sont attaché ses services. Elle y a présenté des "causeries" sur le folklore musical, au cours desquelles intervenaient des chanteurs, dont Jeanne Andral, la mère de Maguy.

À la même époque, Marcel-Dubois lit énormément, ce qui structure sa culture scientifique tout en aiguisant son esprit critique. Et dès 1935, dans ses deux premiers articles publiés, elle pointe les limites des recherches des folkloristes, sans épargner Patrice Coirault, de beaucoup son aîné et surtout le meilleur connaisseur de la chanson française de tradition orale, avant de défendre la nécessité d’intensifier les recherches sur les instruments de musique populaires. Dans ces articles-manifestes, elle prend enfin énergiquement position pour la systématisation du recours à l’enregistrement sonore, fort délaissé en France depuis les tentatives pionnières de Ferdinand Brunot juste avant la Première guerre mondiale.

La feuille de route a donc été écrite par elle, et non par Rivière, bien en amont de la première prospection en Basse-Bretagne. Symétriquement, durant le demi-siècle qui s’est écoulé entre la parution de ces textes et la dernière mission à Basse-Terre, l’organologie est demeurée au premier rang des observations ethnographiques pratiquées par Marcel-Dubois et Pichonnet-Andral.

Pour celle-ci, à propos, le parcours universitaire a été plus court et plus modeste. Mais ce qui le singularise davantage est de s’être déroulé, pour l’essentiel, durant ses premières années d’enquête, ce qui a instauré une dialectique entre la théorie et la pratique que sa cheffe de service n’avait pu expérimenter. Passée elle aussi au Conservatoire de Paris, mais à l’âge adulte et dans la classe d’histoire de la musique, alors assurée par Norbert Dufourcq, Pichonnet-Andral a également suivi les cours de paléographie musicale que Solange Corbin dispensait à l’EPHE. Auparavant, elle avait perfectionné sa technique pianistique auprès d’Alice Sauvrezis, disciple de César Franck et organisatrice dans l’entre-deux-guerres de « concerts celtiques ». Son enfance et son adolescence bourbonnaise (à Montluçon) lui avaient par ailleurs permis d’apprendre à jouer de la vielle à roue et l’avaient fait évoluer dans le milieu des groupes folkloriques.

Consciente de sa rapidité supérieure dans un exercice que l’enregistrement ne rendait pas superflu, Marcel-Dubois n’a pas tardé à lui déléguer entièrement la notation à la volée, durant les enquêtes, des airs joués ou chantés par les informateurs. C’est encore Pichonnet-Andral qui plaçait les micros et qui maniait les boutons des appareils enregistreurs, pour permettre à sa cheffe de service de se concentrer sur la conduite des entretiens, même si elle-même y a de plus en plus participé. Enfin la solidité des connaissances solfégiques et musicologiques acquises en a fait une analyse experte des modes et des rythmes pouvant caractériser certaines musiques des milieux paysans français.

Les chercheurs-partenaires des enquêtes

Linguistes et photographes

Il est rare que le binôme Marcel-Dubois/Pichonnet-Andral enquête seul. L'abbé François Falc'hun en 1939 à Plogastel-Saint-Germain (Finistère), cl. J. AuboyerSurtout dans les premières années, il fait régulièrement équipe avec un linguiste ou un dialectologue (François Falch’un en Basse-Bretagne que l'on voit ci-contre, Pierre Nauton en Haute-Loire, Henri Gavel au Pays basque), ou encore avec une spécialiste de littérature orale (Ariane de Félice). 

Ces chercheurs ne sont pas toujours aux côtés des ethnomusicologues sur le terrain mais ils échangent assidûment avec elles.

En revanche, jusqu’à la fin des années 1960, elles y sont souvent accompagnées par Pierre Soulier (1913-1998), photographe attitré du musée-laboratoire mais aussi dessinateur – il est l’auteur de beaux croquis d’instruments de musique – et c’est par ailleurs un spécialiste de la marionnette ; les RCP Aubrac et Châtillonnais amènent aussi les ethnomusicologues à travailler avec le photographe et documentariste Jean-Dominique Lajoux.

Pierre Soulier (de profil) et Dan Laillier (collaborateur du musée, voir l'enquête de Quimper, 1949)
Dans l'amphithéâtre du musée, Pierre Soulier (de profil) et Dan Laillier (collaborateur du musée, voir l'enquête de Quimper, 1949), coll. Mucem.


Un terrain d’initiation pour jeunes ethnomusicologues

La participation d’un autre ethnomusicologue, d’abord exceptionnelle (l’Américain Fife à Saint-Amand Montrond en 1950), devient fréquente après 1960 : c’est l’époque où Marcel-Dubois, chargée de conférences à la 6e section de l’École pratique des hautes études, forme des élèves parmi lesquels elle peut recruter des collaborateurs occasionnels rémunérés sur crédits de vacation. Les financements procurés par les deux RCP, en Aubrac (1964-1967) puis en Châtillonnais (1967-1968), contribuent à cette évolution, au bénéfice successif de Bernard Lortat-Jacob puis de Jean Raisky.

Maguy Andral et Lortat-Jabob en Aubrac en 1965
Maguy Andral et Lortat-Jabob enregistrent la rentrée des foins, les boeufs tirant la charrette sous le commandement vocal de l'exploitante, La Terrisse, act. commune d'Argences-en-Aubrac (Aveyron), 2 juillet 1965 (cliché Claudie Marcel-Dubois, Mucem Ph.1965.055.222)


D’autres enquêtes mettent à contribution Jeanne-Marie Bourreau, Roger Mason, André-Marie Despringre et Jacques Cheyronnaud. Les uns puis les autres se rendent avec leurs formatrices sur le terrain, mènent parfois des missions en solitaire et surtout, de retour à Paris, ils contribuent de façon très substantielle à la mise en forme des matériaux d’enquête.

Une conversion tardive à l’interdisciplinarité

Dans la décennie 1970, le cercle de collégialité s’élargit tout en s’éloignant du musée: la seconde enquête en Brière (1977-1978) amène Marcel-Dubois et Pichonnet-Andral à rejoindre le collectif de chercheurs fédérés par Jacques Lautman et Henri Mendras pour l’action thématique programmée (ATP) d’observation continue du changement social et culturel. Quant à celle qui se déroule aux Mascareignes (1978), elle se fait à l’invitation puis dans la compagnie de jeunes collègues linguistes et sociologues du centre universitaire de La Réunion.

Programmer les enquêtes ou la conquête d’une autonomie

Il a fallu un peu plus de dix ans pour que Marcel-Dubois obtienne de Rivière qu’il la laisse décider, au moins en partie, des lieux et des thèmes de ses enquêtes. Encore ne lui a-t-il jamais consenti une complète liberté de manœuvre puisque, par exemple, le principe de la participation aux deux RCP Aubrac et Châtillonnais n’a pas souffert discussion, alors que, durant plus de trois ans (1964-1968), elles ont été très accaparantes.

Enquêter sous le commandement de Rivière

Portrait de Michel de Boüard (coll. privée)
Portrait de Michel de Boüard (coll. privée)

De la mission en Basse-Bretagne (1939) au premier terrain normand (1950) Marcel-Dubois, d’abord seule puis épaulée par Pichonnet-Andral à partir de 1946, se rend là où le conservateur du MNATP lui a enjoint d’enquêter.
Il peut s’agir de poursuivre une prospection qu’il a amorcée (Bas-Berry, 1943), d’honorer à sa place une invitation à un jury de concours propice à l’observation de musiciens (St-Amand Montrond, 1950) ou de de renforcer les liens avec Michel de Boüard que Rivière a fait élire à la présidence de la Société d’ethnographie française, en arpentant dans son sillage la Basse-Normandie (Bocage virois et Cotentin, 1950).
Il peut s'agir encore d’ajouter une étape à un circuit déjà chargé pour témoigner, ici encore par procuration, de l’intérêt que le patron du musée national porte en tant que tête de réseau au développement de ses succursales provinciales (Corpeau-Beaune, 1954).
 
L’organologie, voie de l’émancipation pour les enquêtrices

Progressivement toutefois, Marcel-Dubois parvient à faire avaliser par son "cher patron" (ainsi qu'elle désigne Georges Henri Rivière dans les lettres qu'elle lui adresse), par Marcel Maget, son adjoint, directeur du Laboratoire d’ethnographie française, et, in fine, par le CNRS, dispensateur des crédits de mission, une programmation où le choix des destinations dérive des thématiques de recherche pour lesquelles elle a besoin d’accumuler des matériaux d’observation permettant comparaisons et rapprochements d’un territoire à l’autre. Au premier rang de ces thématiques figurent les instruments de musique populaires, de leur fabrication aux circonstances plus ou moins ritualisées de leur emploi.

M. Andral (à gauche) et C. Marcel-Dubois auprès de Marieus fabre lors de l'enquête sur la fabrication du galoubet-tambourin, Barjols 1954 (cl. P. Soulier, Ph1954-17-347)
Pichonnet-Andral (à gauche), casques sur les oreilles, et Marcel-Dubois, carnet de notes en main, enregistrent Marius Fabre dans son atelier de menuiserie, lors de l'enquête sur la fabrication du galoubet-tambourin, Barjols (Var), 18 janvier 1954 (cliché P. Soulier, Mucem Ph.1954.017.347)


Donner la préséance à l’organologie permet aussi de se concilier les bonnes grâces des conservateurs en acquérant pour le musée des instruments insolites, spectaculaires et esthétiquement attractifs dont la commande est passée aux facteurs rencontrés durant les enquêtes : ils auront belle allure dans les vitrines d’exposition ! Mais préséance ne signifie pas exclusive et les investigations portent  aussi bien sur le chant traditionnel, sous toutes ces formes, y compris celles, rudimentaires, du répertoire pour enfants, ainsi que sur les événements festifs, liés au calendrier liturgique, Carnaval inclus, ou résolument profanes (mariages et charivaris), où la contribution de la musique méritait d’être mieux cernée.

Enquêter avec l’aval de Cuisenier

Avec Jean Cuisenier, patron du musée-laboratoire à compter de 1968, qui n’avait ni la culture ni la pratique musicale de son prédécesseur, Marcel-Dubois a moins eu besoin qu’avec Rivière de passer des compromis. D’abord parce que, désormais, elle était l’aînée, qu’elle avait été promue la première directeur de recherche et parce qu’elle occupait de solides positions dans les instances nationales et internationales de l’anthropologie, de la musicologie et de la muséographie.

Jean Cuisenier en 2011 à un pot de départ d'un collègue du musée
Jean Cuisenier en 2011 invité au pot de départ d'un collaborateur du MNATP (photo C. Fouin).

Le sociologue qu’était Cuisenier ne pouvait par ailleurs que se réjouir de la voir moins traquer les archaïsmes et s’intéresser davantage aux pratiques musicales contemporaines des villageois, comme celles des fanfares adonnées aux "musiques civiques". À l’heure du structuralisme triomphant, qui renforçait dans un musée de société le souci d’ordonner structurellement les séries d’objets, Marcel-Dubois et Pichonnet-Andral s’inséraient résolument dans le courant dominant en affichant leur intention d’édifier, sur la base des enquêtes réalisées, en cours et à venir, ce qu’elles appelaient le « corpus des musiques ethniques françaises ».

Enfin, en trouvant grâce à leurs relais sur place les financements nécessaires à leurs prospections outremer, qui les ont occupées presque exclusivement à partir de 1976, elles ont acquis une indépendance de fait presque totale à l’endroit de leur hiérarchie parisienne.

Le dispositif d'enquête

De fortes contraintes matérielles

Les ethnographies musicales du musée des arts et traditions populaires ont toutes et toujours dû tenir compte de l’importance du facteur logistique comme du poids des contraintes organisationnelles et financières. Si le premier a tendu à se réduire avec la miniaturisation du matériel d’enregistrement et l’allègement du poids des consommables, des disques à gravure directe aux bandes magnétiques, les secondes n’ont cessé de peser. Leurs responsabilités opérationnelles au MNATP et au CEF excluaient en temps ordinaire, et hors congés d’été, que chefs de département et/ou de service s’absentent plus de deux semaines consécutives ; quant aux crédits permettant de dédommager les chercheuses pour les frais de déplacement et de séjour dont elles devaient invariablement faire l’avance, les tutelles alternativement ou simultanément sollicitées, à savoir la direction des musées de France et le CNRS, les allouaient au plus juste pour prévenir tout dépassement. Il importe d’en avoir conscience et d’en déduire que la brièveté relative des terrains ne procédait pas d’un postulat méthodologique mais résultait d’un accommodement dont les enquêtrices étaient sûrement conscientes de l’impact sur les modalités relationnelles de l’enquête, bornée à une observation chichement participante.

Aux antipodes d’une enquête en immersion, un terrain de Marcel-Dubois et Pichonnet-Andral, c’était presque invariablement un circuit de quelques jours ou de deux semaines, très rarement davantage, avec changement de localité chaque jour, parfois deux fois le même jour, et, pour la très grande majorité des informateurs, pas plus d’une session d’enregistrement. En somme un défilé d’inconnus de la veille, pour une rencontre sans lendemain où la prise de contact ne durait guère plus que le temps nécessaire au branchement du magnétophone et au réglage du micro.

L’insuffisance des ressources en temps et en crédits de mission a parfois été telle que les ethnomusicologues ont dû conduire à la suite les unes des autres des investigations aux objectifs dépourvus de rapport entre eux, parce que les différents terrains étaient relativement proches ou parce qu’ils pouvaient s’inscrire dans une grande boucle. C’est ainsi qu’en janvier 1954, elles font successivement étape en Bourgogne viticole (Corpeau et Beaune), dans le Haut-Var (Barjols) et à Toulouse, ou qu’elles accomplissent en avril 1963 un circuit qui sillonne le Bourbonnais (Jenzat), le Ségala aveyronnais, la pointe héraultaise du plateau du Larzac (Jonquières) et la Catalogne, sur les deux versants des Pyrénées.

Correspondants et informateurs

La rapidité d’exécution dans la collecte des données supposait une préparation minutieuse en amont, dont les archives textuelles témoignent de façon si parcimonieuse qu’elles suggèrent que les enquêtrices en déléguaient l’essentiel à leurs correspondants locaux. On peinerait à expliquer autrement l’enchaînement des rendez-vous sans annulation ni report : ils avaient sans doute été pour la plupart fixés par ces intermédiaires dévoués, les mêmes a priori qui avaient auparavant repéré les personnalités intéressantes et s’étaient assurés de leur accord de principe comme de leur disponibilité aux jour et heure envisagés.

Dans la plupart des enquêtes - pas toutes heureusement -, une grande obscurité entoure ces groupes informels de rabatteurs ou d’indicateurs, au sens propre, que ne dissipent guère quelques notations dans les carnets ou quelques lignes de correspondance. On discerne quand même la filière qui a pu être mobilisé dans les départements et qui est très classiquement celle des sociétés savantes. Dans les premiers temps du MNATP, Rivière avait recruté parmi les membres actifs de leurs conseils d’administration les correspondants de la Société de folklore français et colonial. Après-guerre, le réseau d’érudits ainsi institué a été ranimé et maintenu grâce aux congrès de la Société d’ethnographie française. On peut aussi supposer qu’il a fourni plus d’un abonné individuel à la revue Arts et traditions populaires. Se sont ainsi consolidés des carnets d’adresses géoréférencées, où Marcel-Dubois ne s’est pas privée de piocher, avec semble-t-il une inclinaison particulière pour les ecclésiastiques que leur ministère avait instruits des coutumes populaires, histoire, géographie et survivances mêlées, mais aussi pour les professionnels du patrimoine écrit, archivistes départementaux et bibliothécaires municipaux. Dans les deux dernières décennies (1964-1984), où beaucoup d’enquêtes relèvent de la revisite (Provence, Pays basque, Brière, Guadeloupe), le besoin d’une prospection préalable déléguée a sans doute été moins ressenti car il suffisait de réactiver les contacts avec quelques personnes-ressources pour dresser les feuilles de route.

La mise en forme des matériaux d'enquête

Inscrire à l’inventaire

Ce qu’on pourrait appeler la "post-production" des enquêtes d’ethnographie musicale, mais que les enquêtrices désignaient par le terme "élaboration", n’avait pas pour but de façonner un objet destiné à la publication, même si elle a pu, dans certains cas, préparer l’écriture d’un article voire d’une monographie. Elle répondait plutôt aux exigences de la muséologie, quasi-réglementaires ou en voie de normalisation internationale, puisqu’il s’agissait, en leur attribuant un numéro d’inventaire, de faire entrer les enregistrements et les photographies ramenés du terrain dans les collections publiques, en l’espèce à la fois muséales et nationales, ce qui leur conférait le statut quasi sacré d’œuvre et l’attribut corrélé d’inaliénabilité.

Page de gauche du registre d'inventaire des collections sonores du musée
Le registre d'inventaire des collections sonores (inscription des enregistrements de la Mission de folklore musical en Basse-Bretagne, 1939), page de gauche....  


Ce geste aux implications juridique et symbolique si fortes était aussi un jeu d’écriture des plus prosaïques consistant à renseigner des pages pré-imprimés comportant canoniquement dix-huit colonnes et assemblées en registre.

Page de droite du registre d'inventaire des collections sonores du musée
... et page de droite du registre, la suite des "colonnes".

 

Page 1 du carnet "informateurs" utilisé sur le terrain

Les informations consignées (pour un enregistrement: le lieu, la date, les prénom et nom de l’informateur, le titre de l’air ou de la chanson enregistrée ou le sujet des propos recueillis) reprennent le plus souvent des indications notées hâtivement sur des carnets ou des cahiers fabriqués avec du papier carboné, qui permettait de détacher le feuillet supérieur pour le ranger à part.
On voit ici la première page du carnet de terrain de l'enquête de 1939 dédié aux informateurs que l'on retrouve colonne 13 "exécutants". 

Mettre en fiches et classifier

Là où règne la raison graphique, plus ou moins vite le registre appelle la fiche, faute de quoi il devient inexploitable. En l’occurrence, ce sont plusieurs jeux de fichiers-index (anthroponymes, toponymes, titres d’air ou de chanson) qui ont été entrepris dans les années 1950 et enrichis jusqu’au milieu des années 1980. Un fichier supplémentaire a été mis en chantier en 1973 après la conception, supervisée par Marcel-Dubois, de "cadres classificatoires", sorte de langage documentaire structuré par des codes numériques et censé couvrir tous les faits vocaux, instrumentaux, organologiques ou… sociaux dont les enregistrements de terrain portaient témoignage : les cahiers et registres d’inventaire des collections sonores ont donc été rouverts et leur contenu recopié une fois encore, après identification du ou des codes assortis à chaque phonogramme en fonction de son contenu.

Comme pour ses prédécesseurs, l’informatisation de ce fichier n’a pas dépassé le stade du projet mais l’association des numéros d’inventaires des phonogrammes et du ou des codes classificatoires liés a été saisie dans un tableur lui-même incorporé aux métadonnées consultables dans l'entrepôt de données de l'EHESS qui alimente ce site, Didómena. Les notices documentaires consultables dans Didómena donnent ainsi, pour un titre ou un incipit de chanson, la concordance avec les répertoires Coirault et Laforte de la chanson traditionnelle d’expression française.

Transcrire

Il est enfin utile de savoir que "l’élaboration" des données d’enquête pouvait encore consister, quoique de façon beaucoup plus ponctuelle, à transcrire les enregistrements, sous forme manuscrite (paroles des chansons, mélodies notées sur une portée) ou dactylographiée (entretiens avec les informateurs).

Page 2 d'une transcription dactylographiée de l'entretien de Maguy Andral avec Jean Vigouroux, Aubrac (FRAN_0011_21142)
Transcription dactylographiée (p. 2) de l'entretien de Maguy Pichonnet-Andral avec Lucien Remise, "buronnier" et cabrettaïre, St-Urcize (Cantal), 21 mai 1964 (Archives nationales, FRAN20130043/125, scan FRAN_0011_21142_L.jpg)


En ce cas, elles ont bien entendu été numérisées et figurent dans les archives textuelles de l’enquête concernée.

Du programme de recherche au projet d'édition de sources

La matrice du projet Les Réveillées, conçu en 2016, a été un séminaire du LAHIC sur les sources et l’histoire de l’ethnomusicologie de la France (2014-2016), dont le regretté Daniel Fabre a co-animé les premières séances. Ce séminaire avait permis de circonscrire le rôle stratégique de Claudie Marcel-Dubois (1913-1980) et de Maguy Pichonnet-Andral (1922-2004), opérant simultanément au CEF, au MNATP (dont elles administraient la phonothèque), et à l’École où elles ont été, à partir de 1961, les premières en France à délivrer une formation à la recherche ethnomusicologique. Mais il a aussi mis en évidence la nécessité d’approfondir l’évaluation de leur apport comme enquêtrices et de comprendre le décalage entre une présence sur le terrain exceptionnelle par sa durée (45 ans), son intensité (pas loin de 100 missions), son souci d’exhaustivité et, en regard, une restitution bornée à une poignée de publications. Marcel-Dubois et Pichonnet-Andral avaient en effet plus thésaurisé que publié et elles s’étaient même montrées de moins en moins enclines à faire connaître leurs enregistrements, ce qui avait du reste provoqué des frictions avec les militants associatifs du folk music revival.

Il y a cinq ans, ce quasi-embargo n’était plus d’actualité mais il restait à se donner les moyens de prendre une vue d’ensemble du "corpus des musiques ethniques de la France" que les chercheuses avaient expressément voulu constituer. Il est apparu que le meilleur moyen d’y parvenir était de rendre accessibles les matériaux d’enquête, en partenariat avec les institutions patrimoniales qui les conservent et qui en ont assuré la numérisation, le Mucem et les Archives nationales. Le projet, qui a par ailleurs bénéficié du soutien financier de la communauté d’universités et d’établissements Paris Sciences Lettres (devenue depuis université de plein exercice), s’est donc approprié un corpus de près de 40 000 fichiers de documents sonores, graphiques, photographiques et textuels, inédits pour la plupart.

Les enquêtes publiées et éditorialisées dans "Les Réveillées"

La définition du corpus

Les enquêtrices parlent indifféremment d’enquêtes ou de missions sur le terrain mais elles emploient spécifiquement le terme de campagne pour désigner leurs sessions ethnographiques successives en Aubrac et en Châtillonnais lors des Recherches Coopératives sur Programme. Mais d’un déplacement à l’autre, indice d’une hiérarchisation implicite, les documents qu’elles ont gardés pour chacun d’eux dans leurs bureaux sont très inégalement nombreux et leur agencement n’est pas moins contrasté: pour beaucoup, rien de plus qu’un carnet ou quelques feuilles volantes, un prospectus, une dizaine de phonogrammes. Pour quelques-uns, un dossier parfois si volumineux qu’une boîte d’archives ne suffit pas à le contenir, auquel s’ajoutent, sous format numérique, plusieurs centaines de phonogrammes et de photographies minutieusement décrits ou légendés.

Ce sont les enquêtes documentées par ces ensembles consistants, dont les données et les métadonnées ont été déposées dans l’entrepôt Didómena, qu’éditorialise le site Les Réveillées. On ne trouvera cependant ni dans l’un ni dans l’autre les archives, de l'enquête effectuée en Corse, durant l'été 1948, car elle a été exceptionnellement confiée à des personnes étrangères au MNATP, en raison de la rudesse supposée du terrain, dans les conditions matérielles de l'après-guerre, mais surtout de la nécessité de maîtriser la langue pour échanger avec les informateurs.

On n'y trouvera pas non plus trace des enquêtes, pourtant pas moins substantielles, menées à Noirmoutier (1956), dans les îles canadiennes de Nouvelle-Écosse, du Prince-Édouard et de la Madeleine (1962-1963), à l’ île d’Yeu (1967), en Charente-Maritime, notamment sur l’île d’Oléron (1969), dans les Deux-Sèvres (1970) ou encore en Louisiane  (1973), composantes d’ une aire linguistique et culturelle réunissant l’Aunis, la Saintonge, le Poitou dit "historique" (incluant le département de la Vendée) et, outre Atlantique, certains isolats francophones d’Amérique du Nord. Ces données ont en effet été laissées à la disposition d’une autre équipe scientifique, promotrice du projet Francoralité, qui réunit des chercheurs étudiant sur les deux rives de l’Atlantique le "patrimoine oral de la Francophonie", la coordination étant assurée à l’université de Poitiers par le laboratoire Criham (Centre de Recherche Interdisciplinaire en Histoire, histoire de l’Art et Musicologie, E.A. 4270). 

Nommer les enquêtes, regrouper les terrains

Compte tenu de ce retranchement, le corpus éditorialisé totalise 36 enquêtes. Assez souvent, leur désignation individuelle ne reprend pas le nom que les enquêtrices leur avaient attribué : c’est le cas quand il est géographiquement inexact (Haut-Berry pour Bas-Berry), trop extensif ("vallée de la Sioule" pour un terrain conduit dans la seule commune de Jenzat et auprès d’un informateur unique) ou désuet (ainsi la grande enquête Centre-France de 1959 qui n’a rien à voir avec le Val de Loire mais concerne, dans le Massif central, la Haute-Corrèze et trois départements auvergnats).

Nous avons plus d’une fois regroupé sous une même enseigne des investigations réparties sur plusieurs années, avec parfois une césure importante, quand les rapports d'activité scientifique annuels de Marcel-Dubois et de Pichonnet-Andral au CNRS mettent en évidence une continuité ou un approfondissement de la démarche sur un objet ou sur un territoire. L’étude du galoubet-tambourin commence ainsi par une visite de tambourinaïres au palais de Chaillot (1953) et se poursuit avec deux terrains varois (Barjols, 1954 et Saint-Tropez, 1955). Un scénario identique se reproduit pour l’épinette des Vosges, avec deux préludes parisiens (1953 et 1955), avant un circuit dans les départements des Vosges et de Haute-Saône (1957). L’enquête sur les Caraïbes francophones pousse à l’extrême ce principe d’étirement puisque la première mission est effectuée en 1971, la dernière en 1984, quatre autres se succédant dans l’intervalle (1976, 1978, 1979-1980, 1982-1983).

Perspectives d’extension

Il n’est pas exclu que le corpus intègre à l’avenir quelques suppléments. Les premiers pourraient concerner des enquêtes brèves, comme il en figure déjà, mais que le caractère très lacunaire des archives, notamment textuelles, ont pour l’heure conduit à écarter: le rattrapage se justifierait par la portée tout sauf négligeable du terrain, la réévaluation de son lien avec un dossier déjà éditorialisé ou encore l’éclairage renouvelé qu’il pourrait apporter à un sujet traité dans le cadre des Parcours thématiques. Les seconds consisteraient en notices d’introduction aux six enquêtes MNATP-CEF incorporées au projet Francoralité. Elles permettraient de le relier au projet Les Réveillées et traiteraient d’aspects peu développés ou absents dans le traitement scientifique appliqué par nos collègues.

Rédacteur : François Gasnault, avec le concours de Marie-Barbara Le Gonidec